Jean-Pierre Thiercelin me demande, pour la revue Cosmopolis, si «les auteurs de théâtre contemporains peuvent se permettre de perdre la mémoire et d’oublier d’être contemporains du monde dans lequel ils vivent»… Question difficile.
Pour ma part, face à l’état du monde, je crois présenter des symptômes à la fois d’amnésie et d’hypermnésie. J’ai l’impression que j’ai besoin de perdre la mémoire pour survivre. J’occulte. J’oublie. Je raye des pans entiers d’images, de sons, de souvenirs.
Puis, je me rappelle. Je reconstitue, comme un archéologue qui redessine une cité antique, au fur et à mesure qu’il tombe sur des vestiges. Une masse énorme d’informations ressurgit de ma mémoire pour planter un décor, dessiner des personnages, créer des situations.
J’alterne donc. Sans en connaître la raison. Sans savoir pourquoi je suis capable de fixer certaines images et pas d’autres, même d’en effacer certaines dans un second temps après les avoir consciencieusement enregistrées et archivées dans mon cortex cérébral, puis de les ressusciter en fonction des besoins de mon écriture.
Je travaille depuis très longtemps sur les fantômes de l’histoire. Née à Istanbul en 1965, dans une jeune république bâtie sur l’oubli du passé, j’ai vécu mon adolescence sous la dictature militaire en apprenant uniquement l’histoire officielle. Nous n’avons jamais eu accès à des informations objectives en dehors de la propagande de l’état. Cette volonté d’effacer la mémoire d’un peuple est allé jusqu’à changer son alphabet lors de sa fondation, puis «la tradition de l’oubli» s’est perpétrée sous différents dirigeants. C’est devenu un régime.
Comme beaucoup de turcs de différentes générations, c’est beaucoup plus tard que j’ai appris les pages sombres de notre histoire. Par la même occasion, je comprenais que la totalité de l’enseignement politique que nous avions reçue était faite de mensonge. Que cet apprentissage avait transformé toute une société en «story teller». Que nous étions tous des mythomanes, puisque nous étions tous des descendants de bourreaux, de victimes ou de témoins et que pour pouvoir survivre, nous devions oublier.
C’est sans aucun doute, ce sentiment de trahison qui m’a poussée à écrire comme une «mi-amnésique, mi-hypermnésique». Comme si, en écrivant en français, dans une autre la langue que la mienne, je reconstituais des fragments d’une mémoire perdue.
Donc, voilà. Je ne sais pas répondre à cette question. Je ne peux que relater ici, quelques extraits de mon travail en français, si cela peut servir d’une «sorte de réponse».
Juillet 2012
Extraits de «SUR LE SEUIL»
LE PAQUET DU CAPITALISME:
3 SCÈNES MONTÉES A L’ENVERS / ÉPILOGUE SERVANT DE PROLOGUE
Deux femmes fantômes regardent la terre depuis l’autre monde. Elles sont émues. La rêveuse porte une robe qui «tourne».
LA VOYAGEUSE. Incroyable! Ce qui se passe chez toi, c’est tout simplement incroyable!
LA RÊVEUSE. Oui.
LA VOYAGEUSE. Ils crient tous. A bas le dictateur! Vive le nouveau régime!
LA RÊVEUSE. Oui.
LA VOYAGEUSE. C'est de la folie.
LA RÊVEUSE. Oui.
LA VOYAGEUSE. Regarde tous ces gens depuis l’autre monde...
LA RÊVEUSE. Oui.
LA VOYAGEUSE. Les tramways, l'hélicoptère…
LA RÊVEUSE. Oui.
LA VOYAGEUSE. Les militaires qui embrassent les étudiants..
LA RÊVEUSE. Oui.
LA VOYAGEUSE. Des chars, des bougies allumées, des drapeaux…
LA RÊVEUSE. Oui.
LA VOYAGEUSE. Des enfants, des vieux. Ils pleurent beaucoup, les vieux.
LA RÊVEUSE. Oui.
LA VOYAGEUSE. Tu aurais pleuré aussi, si tu étais en vie... Parce que toi aussi, tu serais vieille maintenant si tu n’étais pas morte avant la révolution.
LA RÊVEUSE. Oui.
LA VOYAGEUSE. Voir tout ça d’ici. En fantômes.
LA RÊVEUSE. Oui.
LA VOYAGEUSE. Le monde change sous nos yeux.
LA RÊVEUSE. Oui.
LA VOYAGEUSE. Avoue que tu aurais aimé être vivante maintenant. Vivre ce moment de passage. Dans ton pays.
LA RÊVEUSE. Non.
LA VOYAGEUSE. Pourquoi?
LA RÊVEUSE. Parce qu’il n’y a pas de révolution qui ne mange pas ses enfants.
Un temps. La voyageuse regarde la robe de la rêveuse.
LA VOYAGEUSE. Tu l'avais gardée?
LA RÊVEUSE. Oui. Je l’avais gardée. J’ai même été enterrée avec.
LA VOYAGEUSE. Je ne savais pas. Ton pays devient...
LA RÊVEUSE. Un autre.
Extraits de «A LA PERIPHERIE»
LE PASSEUR
AZAD. Sept cents dollars l’espace Schengen, il a dit.
TAMAR. Sept cents?
AZAD. Oui.
TAMAR. L’espèce quoi, déjà?
AZAD. Schengen. Pas l’espèce, l’espace.
TAMAR. C’est cher.
AZAD. Oui, mais on ira.
TAMAR. C’est cher pour l’espace Schengen.
AZAD. Oui, mais on ira je te dis.
TAMAR. Je sais.
AZAD. Quoi?
TAMAR. Je sais qu’on ira.
Extrait de «LES DESCENDANTS»
NURTA. Il se passe des choses, jeune homme. Il se passe des choses extrêmement importantes.
ERTOU. Certainement, Madame.
NURTA. Tu connais la révolution française?
ERTOU. Oui, je l’ai étudiée, Madame.
NURTA. Ecoute ça. On a dit, au 18ème siècle: “Longtemps, nous n’avons pas compris la révolution dont nous sommes les témoins. Nous l’avons prise pour un événement, alors que c’était une époque. Et malheur aux générations qui assistent à des époques”... Tu comprends cela, jeune homme?
ERTOU. Je crois comprendre, Madame.
NURTA. Non, tu ne comprends pas, tu es trop jeune. Tu vis dans une “époque”, jeune homme. Une époque que je suis en train de façonner. Et ... “Malheur aux générations qui assistent à des époques”. C’est comme ça. Il y en a qui doivent se sacrifier. Il n’y a pas de révolution qui ne mange pas ses enfants.
ERTOU. C’est beau, ce que vous dites.
NURTA. (se rendant compte) Oui c’est beau. Note ça. Note d’ailleurs, tout ce que je fais, tout ce que je dis... Mais particulièrement mes mots d’esprit. Note, sinon j’oublie!
ERTOU. Bien, Madame.
NURTA. Nous sommes en train d’écrire l’histoire et il nous faut des témoins. Les historiens ont le nez sur l’histoire, alors ils ne voient rien. C’est comme la peinture, si tu regardes de trop près, tu ne vois que les traces du pinceau. Les historiens croient que nous sommes en train de vivre des événements alors que nous vivons une époque.
ERTOU. Je suis très très ému par tout ce que vous dites.
NURTA. Ce sont les historiens de demain qui sauront que nous sommes en train de changer le cours de l’histoire. Nos contemporains n’en sont pas conscients mais nous allons leur apprendre à regarder leur propre époque. Nous leur apprendrons ce qu’il faut penser de tout ça.
ERTOU. Nous?
NURTA. Moi... et toi.
ERTOU. Non?
NURTA. Si. Je sens que nous entrons dans l’ère de l’image. Toi et moi, nous écrirons l’histoire avec des images. A l’avenir, plus personne ne lira les livres d’histoires ennuyeux de toute façon. Il faut inventer une nouvelle manière de léguer l’histoire aux futures générations.
ERTOU. Vous avez entièrement raison, Madame.
NURTA. Il me faut un passeur. Un passeur d’histoire. Quelqu’un qui en soit le témoin privilégié et qui le transmet. Et... J’ai décidé que... Ce serait toi, jeune homme! Tu seras le pionnier des co-mmu-ni-cants!
ERTOU. Moi?
NURTA. Oui! Tu vas inventer un nouveau journalisme. Tu vas être à mes côtés à tous les grands moments de décision et d’action! Dans l’immédiat, tu en informeras le peuple, ce qui est une urgence. En plus, tu vas transmettre cet héritage aux générations futures.
ERTOU. Je... Je vous suis tellement... Tellement reconnaissant.
A Hrant Dink, journaliste arménien assassiné le 19 janvier 2007 à Istanbul et sa veuve Rakel.
Extraits de «L’ABSENTE»
Galanthine, transsexuelle voilée et Kardelen, fan de road movies.
KARDELEN. Pourquoi tu portes ça?
GALANTHINE. Quoi?
KARDELEN. Ce truc-là?
GALANTHINE. Le niqab?
KARDELEN. Oui. Pour devenir invisible?
GALANTHINE. Pour devenir invisible. Pour ne pas être vue. Ne pas exister. Car on n’existe pas, nous. Je n’ai même pas de pièce d’identité. J’ai toujours une carte d’identité bleue. Celle des hommes. A chaque fois que je vais à la préfecture pour en avoir une rose, ils me passent à tabac. Ils m’ont même fait faire mon service militaire. Dans des dortoirs avec quatre-vingts hommes. Alors, quand je suis rentrée de l’armée, j’ai décidé de me voiler. Il m’aide ce niqab, à devenir invisible. A passer plus facilement dans la rue. Mais c’est aussi parce que j’ai péché. J’ai transformé ce corps que Allah m’a donné. Je me dis que faire la prière cinq fois par jour, porter le niqab, jeuner pendant le ramadan ça peut effacer mes péchés.
KARDELEN. C’est ce truc qui va aider à racheter tes péchés? Excuse-moi mais ton Allah, déjà qu’il ne voit pas les femmes quand elles sont habillées normalement, si en plus on se rend invisible avec des tonnes de tissus!
GALANTHINE. Teubé estafouroullah! Arrête les blasphèmes!
KARDELEN. Pourquoi? Tu crois qu’il va me punir? (au ciel) Hééé! Monsieur Allah! (à Galanthine) Je dis Monsieur parce que vu comment il se comporte avec nous ici, ça ne peut pas être une «Madame»… (au ciel) Monsieur Allah! Envoie-moi un seul signe et je me mets en niqab comme ma voisine de gauche…
GALANTHINE. Chiche!
KARDELEN. Attends. Disons… pas en niqab mais en hijab. Ca va, ça?
GALANTHINE. Avant même de signer, tu as commencé à marchander!
KARDELEN. Oui tu as raison. Il ne faut pas créer de crise de confiance avec Allah. Je te jure, Allah, je me mettrai en niqab.
GALANTHINE. Et si ça marche?
KARDELEN. Je dirai que je ne savais pas ce que ça voulait dire. Que je pensais que… Ca voulait dire porte-jaretelles.
GALANTHINE. Mécréant! Moi, je sais que Allah m’aidera. Pour mon opération. Pour enlever ce pénis qui ne m’appartient pas. Cette bite qui me tue à petit feu. Et pour cette route. Cette longue route.
KARDELEN. Ce road movie.
GALANTHINE. Ce road movie.