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L'Afrique dans la mondialisation et après...

Serge Latouche

  «A la limite, l'Afrique aurait pu faire
ce que l'Occident a fini par faire. Si
elle ne l'a pas fait, ce n'est pas faute
d'imagination ou de moyens, mais
parce qu'elle a voulu autre chose».
(M. SINGLETON, Afriques. Le sens d'une démarche)


La mondialisation, sous l'apparence d'un constat de fait neutre, est aussi, en fait, un slogan qui incite à agir dans le sens d'une transformation souhaitable pour tous. Le vocable est loin d'être innocent, il laisse entendre qu'on serait en face d'un processus anonyme et universel bénéfique pour l'humanité et non pas que l'on est entraîné dans une entreprise souhaitée par certains et à leur profit, présentant des risques énormes et des dangers considérables pour tous. Plus que la mondialisation du marché, cette entreprise concerne la "marchandisation" du monde, et c'est ça qui est nouveau et dangereux. Comme le capital auquel elle est intimement liée, la mondialisation est en fait un rapport social de domination et d'exploitation à l'échelle planétaire. Derrière l'anonymat du processus, il y a des bénéficiaires et des victimes, les maitres et les esclaves. Les principaux représentants de la mégamachine sans visage s'appellent le G8, le Club de Paris, le complexe F.M.I./ Banque mondiale/ O.M.C, l'OCDE, la chambre de commerce internationale, le forum de Davos, mais aussi des tas d'institutions moins connues aux sigles ésotériques mais dont l'influence est énorme.
Il est évident qu'en laissant penser que le phénomène est irrésistible et sans limite on se rend dans une certaine mesure complice de ce qui arrive. La mondialisation n'est sûrement pas heureuse pour tout le monde et en particulier pour l'Afrique. Pour faire passer l'Uruguay round en 1995, l'OCDE avait fait un modèle de simulation à 75000 équations qui devait démontrer que le monde serait gagnant d'environ 200 milliards de dollars par an. Toutefois, il lui fallait reconnaitre que l'Afrique risquait quant à elle de perdre 3 milliards de dollars. Voir dans la mondialisation une chance pour l'Afrique, participe du rêve éveillé. L'Afrique officielle, l'Afrique des indépendances, a fait faillite économiquement et politiquement. Faillite économique: moins de 2% du PNB mondial, l'équivalent du PIB Belge ou des 15 premières fortunes de la planète... 330 Milliards de $ en 2001, soit 30 milliards de moins que les subventions payées cette année-là aux agriculteurs des pays du Nord. Faillite politique: coups d'Etats, guerres civiles, corruption, génocides... La mondialisation n'est que la poursuite du même processus, c'est à dire du mimétisme économique et politique. Le spectacle télévisé des génocides, des conflits ethniques, des luttes tribales, des coups d'État militaires, des sécheresses récurrentes, des famines quasi-endémiques, de la démographie galopante, des pandémies avec bien sûr le spectre du Sida, ou autres pandémies témoigne de la déréliction de l'Afrique mondialisée. Les projections concernant l'Afrique sont plutôt sombres, voire franchement catastrophistes. L'Afrique est la face noire de notre destin, le rêve de la modernité devenu cauchemar.
Cependant, il est tout à fait possible de ne pas sombrer comme beaucoup, y compris parmi les africains dans l'afropressimisme et de concevoir un autre destin, non pas certes dans la mondialisation mais dans un hypothètique après.



L'impact destructeur du marché mondial sur l'Afrique

Dès l’origine, le fonctionnement du marché est un fonctionnement transnational, voire mondial. Le triomphe récent du marché, n'est que le triomphe du "tout marché". Il s'agit du dernier avatar d'une très longue histoire mondiale. La première mondialisation proprement planétaire date de la conquête de l'Amérique lorsque l'Occident prend conscience de la rotondité de la Terre pour la découvrir et asseoir ses conquêtes.
Pour l'Afrique cette première mondialisation a signifié la traite esclavagiste. Une deuxième mondialisation dâterait de la conférrence de Berlin et du partage des zones "blanches" de la planète entre l885 et 87. Pour l'Afrique, cela a signifié la colonisation intégrale. Une troisième étape aurait démarré avec la décolonisation et l'ère des développements. Pour l'Afrique cela a signifié des États mimétiques et nationalitaires, une déculturation sans précédent, des "éléphants blancs" et la pollution. La destruction de l'Afrique se poursuit à la faveur de deux logiques l'infernales, celle du marché ou de libre-échange et celle du crédit et de la dette.


La perversion du libre-échange

Les méfaits du libéralisme économique sur les pays du Sud ne sont pas nouveaux, depuis l'époque où les occidentaux se sont arrogés le droit d'ouvrir à coup de canon la voie au libre commerce. Des guerres de l'opium au commodore Perry en passant par l'élimination des tisserands indiens, l'analyse des conséquences désastreuses, pour les pays faibles, de la division internationale du travail n'est plus à faire. Les procédés actuels impulsés par le FMI et les plans d'ajustement structurels, la Banque Mondiale et l'OMC renouvellent le genre. Un film récent Le cauchemar de Darwin illustre parfaitement ce système pervers[1]. On y voit un pays misérable, la Tanzanie qui exporte 200 tonnes par jour de filets d'un poisson apprécié par les occidentaux, la perche du Nil, apportée dans le lac Victoria par les anglais au dépend de l'écosystème, tandis que la population affamée doit recourir à l'aide alimentaire internationale. Pour assurer l'approvisionnement des marchés européens au moindre coùt et permettre aux exploitants de confortables marges de profit, le transport est assuré par des avions-poubelles faisant du trafic d'armes à l'aller et pilotés par des ukrainiens mal payés. On a là tous les ingrédients du nouvel ordre mondial baptisé "globalisation". Avec le démantèlement des régulations nationales, il n'y a plus de limite inférieure à la baisse des coûts et au cercle vicieux suicidaire. C'est un véritable jeu de massacre entre les hommes, entre les peuples et au détriment de la nature...
Les pays les moins avancés (P.M.A: Pays pas moyen avancer comme on dit au Bénin...) ont tout à perdre à l'ouverture sans précaution de leurs marchés. Les exemples du cacao, de la banane et du coton méritent d'être médités. Alors que le cours mondial du cacao était au plus bas dans les années quatre-vingt, et que les économies du Ghana et de la Côte d'ivoire subissaient de ce fait une crise dramatique, les experts de la Banque Mondiale ne trouvaient rien de mieux que d'encourager et de financer la plantation de milliers d'hectares de cacaoyers en Indonésie, en Malaisie et aux Philippines. On pouvait encore espérer quelques profits sur la misère plus productive des travailleurs de ces pays-là... Pour couronner le tout, les Européens, à Bruxelles, s'alignant sur la seule Angleterre, ont honteusement capitulé devant le lobby des grands chocolatiers. Définissant le chocolat comme un produit pouvant contenir jusqu'à 15% de graisse végétale bon marché (Sans vérification vraiment fiable) autre que du beurre de cacao, ont fait perdre à la Côte d'ivoire et au Ghana quelques milliard de plus. Faut-il se scandaliser si dans ces conditions certains planteurs ont arraché leurs plants pour faire du haschich?
Le cas de la banane est lié au stabex, ce mécanisme de garantie de recettes d'exportation octroyé par les pays du marché commun aux pays A. C. P. (Afrique, Caraïbe, Pacifique). Ce système instauré par les conventions de Lomé (de l à 5) avait été salué un peu hâtivement comme la mise en oeuvre d'un nouvel ordre économique international. Le prix de la banane achetée en Guadeloupe, en Martinique, aux Canaries ou en Afrique Noire permet aux producteurs locaux de survivre (avec bien sûr de grandes inégalités de situation suivant qu'il s'agisse d'ouvriers agricoles, de petits ou de gros planteurs, nationaux ou étrangers...). Sans être nuls, les résultats ont été médiocres avec certains effets pervers. De toute façon, c'était encore trop pour les experts du GATT, puis de l'OMC, qui ont réclamé et ont pratiquement obtenu le démantèlement de ces entraves aux "lois du marché".
Poussés par les multinationales nord américaines, comme Chiquita Brands (exUnited Fruit) et Castel & Cooke, qui contrôlent l'essentiel de la production et de la distribution des républiques bananières et des plantations de Colombie, les pays d'Amérique centrale relayés par les États Unis ont traîné l'Europe devant les panels du GATT puis de l'organisation des règlements des différents (O. R. D.) pour dénoncer les barrières et entraves au libre jeu du marché. Ils veulent à tout prix accroître leur part de marché grâce aux salaires de misère des ouvriers agricoles, dont des centaines ont succombé à l'emploi inconsidéré de nématocides (poison contre les vers).
Le cas du coton dont on a beaucoup parlé lors des dernières négociations du Cycle de Doha à l'OMC est une autre illustration. Beaucoup de pays d'Afrique, comme le Mali, que la colonisation a transformé en exportateurs de coton (d'ailleurs d'excélente qualité) sont asphyxiés par une baisse des cours artficiellement provoquée par les subventions à l'exportation octroyées par les Etats-Unis à leurs producteurs.



L'étranglement de la dette

C'est dans ce contexte de rapports de domination "impérialistes" Nord-Sud, qu'il faut situer le problème de la dette. La dette n'est qu'un des éléments de l'ensemble qui contribue à l'étranglement de l'Afrique. Comme le dit, en effet, André Franqueville: «Les deux faces du pillage actuel du Sud par les pays riches, sont bien connues: d'une part, un remboursement exigé sans faille d'une dette externe en réalité inextinguible parce qu'elle augmente à mesure de son remboursement à la faveur d'un engrenage financier réellement machiavélique, d'autre part un pillage des ressources naturelles, matières premières, minérales et énergétiques, productions agricoles (et en conséquence la ruine des sols) pour obliger à ce remboursement. De surcroît, ce pillage se trouve renforcé par la dévaluation des prix de ces matières premières, savamment organisée sur le marché international et déclarée inéluctable, et soumis à l'injonction néolibérale d'exporter toujours davantage celles-ci pour que soient accordés de nouveaux prêts. Depuis les conquêtes coloniales le saccage est continu»[2].
On épiloguera pas ici sur la façon dont s'est mis en place le piège de la dette, entre recyclage des petrodollars par les banques après l974 et élévation conjoncturelle des taux d'intérêt pour le financement de la dette américaine. Les mythes du développement à crédit propagés par le Nord, souvent en toute bonne foi, et les illusions de l'échange endettement-croissance économique entretenues au Sud ont été à la fois les alibis et les arguments du drame. La perversion intrinsèque de l'anatocisme (intérêts composés), étrangle le débiteur dès lors que celui-ci utilise l'argent pour financer des dépenses improductives (armement ou consommation) ou fait de mauvaises affaires. Rappelons qu'un sou placé à trois pour cent du temps de Charlemagne produirait désormais des globes d'or. Les fonds de pension sont un peu dans cette situation, pas l'Afrique! Il faut toujours exporter plus et dégager des recettes d'exportation, ce qui a pour résultat de faire baisser les cours. Comme pour Sisyphe, il faut remonter indéfiniment la pente. Le fardeau revient toujours plus lourd. Même une fois confisquées les recettes d'exportation obtenues laborieusement, les nouveaux emprunts n'arrivent pas à apurer les intérêts échus. Une fois mis en place, l'étranglement se reserre, la dette nourrit la dette. La thérapeuthique infernale des institutions financières internationales achève le malade en prétendant le guérir. L'antique représentation du vampirisme des usuriers se trouve ainsi renouvelée.
L'étau de la dette (pour reprendre le titre du livre d'Aminata Traorè[3]constitue un excellent moyen de tenir les pays du Sud en étroite subordination. «Grâce à l'étau de la dette externe et de la baisse des cours des matières premières, écrit André Franqueville, s'est mise en place une recolonisation sous la coupe des organismes financiers internationaux dont les Etats-Unis sont le fer de lance»[4]. On a clamé à grand renfort de publicité l'annulation possible de 80 % de la dette des pays les plus pauvres (Les PPTE, pays pauvres très endettés) en juin l996 lors du G7 de Lyon, puis lors de celui de Cologne le sacrifice des riches est monté jusqu'à 90 %. Enfin en juillet 2005, l'annulation totale pour 18 PPTE a été claironnée. Toutefois, derrière l'effet d'annonce, il s'agit d'une vaste escroquerie.
Les données sont impitoyables et révèlent l'indécence, voire l'obscenité de la prétendue générosité du Nord. Entre l982 et l998, les pays du Sud ont remboursé quatre fois le montant de leurs dettes. Néanmoins, celles-ci étaient toujours quatre fois plus élevés qu'en 1982 et atteignaient 1950 M de $! Le tiers-monde rembourse chaque année plus de 200 milliards de $, alors que les aides publiques au développement (prêts remboursables compris) ne dépassent pas 45 milliards de $ par an. En 2003 les 62 pays à faible revenu, pour la plupart africains, ont reçu théoriquement 27 milliards de dollars au titre de l'aide au développement alors qu'ils en ont déboursé 39 pour honorer leurs dettes. L'Afrique subsaharienne, quant à elle, dépense quatre fois plus pour rembourser sa dette que pour toutes ses dépenses de santé et d'éducation. Les mesures d'annulation frisent le mauvais canulard. Elles portent sur 40 milliards de dollars en dix ans pour un total dépassant 2000 milliards! Et encore celle annulation doit être négociée au cas par cas avec des conditions drastiques.
Même si toutes les dettes étaient vraiment annulées, tous les "mécanismes" qui ont engendré cette situation perverse resteraient en place. La partie recommencerait de plus belle. Ce n'est pas l'endettement qui crée la pauvreté, mais l'inverse. En dépit de ce que l'on nous fait croire, répudier la dette n'aurait probablement pas de gros effets dommageables sur le plan économique pour les pays intéressés, bien au contraire, comme le montre l'exemple de l'Argentine. L'irréalisme de la proposition est ailleurs. Pour les pays d'Afrique, en tout cas, cela serait tout simplement suicidaire. Leur indépendance est totalement fictive. Si le Chili d'Allende a été victime d'un coup d'État fomenté par la CIA et ATT pour avoir touché aux intérêts américains, tous les régimes d'Afrique infiniment plus fragiles sont sous étroite surveillance. Ils doivent obéir au doigt et à l'oeil. L'idée que, grace au NEPAD (ce projet de développement d'inspiration libérale), l'Afrique pourrait suivre l'exemple de la Chine et se lancer dans la course à la croissance pour accélérer la destruction de la planète est totalement irréaliste pour le pire comme pour le meilleur...



L'autre Afrique comme modèle de sortie de l'économie

Pour avoir perdu la bataille économique, l'Afrique a-t-elle définitivement perdu la guerre des civilisations? Telle est la question. L'économie a bel et bien été battue; mais la société a survécu à cette défaite. Cela signifie que les fonctions que nous attribuons aux instances technique et économique (la production de "richesses") ont été tout de même assumées tant bien que mal par la société. L'explication la plus plausible est donc que l'économie et le technique ont reflué dans le social, ou pour le dire dans les terme de Karl Polanyi, économie et technique ont été réenchâssées. Ceci se voit tant dans le phénomène de l'économie dite informelle que, plus généralement, dans la persistance de la solidarité quotidienne.
Il y a en marge de la déréliction de l'Afrique officielle, à coté de la décrépitude de l'Afrique occidentalisée, une autre Afrique bien vivante sinon bien portante. Cette Afrique des exilés de l'économie mondiale et de la société planétaire, des exclus du sens dominant, n'en persiste pas moins à vivre et à vouloir vivre, même à contresens.
Cette autre Afrique n'est pas celle de la rationalité économique. Si le marché y est présent, il n'y est pas omniprésent. Ce n'est pas une société de marché, au sens d'une société du tout marché. Ce n'est certes plus pour autant l'Afrique traditionnelle communautaire, si tant est que celle-là ait vraiment jamais existé. C'est une Afrique de bricolage dans tous les domaines et à tous les niveaux, entre le don et le marché, entre les rituels oblatifs et la mondialisation de l'économie.
Cette forme de réponse de "L'autre Afrique" par l'ingéniosité locale peut se caractèriser par l'auto-organisation sociétale, la logique du don et une certaine sagesse démocratique paradoxale[5].


L'auto-organisation sociétale

Les laissés pour compte de la grande société, désormais mondialisée, réaliseraient le miracle de leur survie en réinventant du lien social et à travers le fonctionnement de ce social. Exclus des formes canoniques de la modernité, la citoyenneté de l'Etat-nation et la participation au marché national et mondial, il vivent, en effet, grâce aux réseaux de solidarité "néo-claniques" qu'ils mettent en place. Le secret de cette relative réussite tient aux stratégies relationnelles. Ces stratégies incorporent toutes sortes d'activités "économiques", mais ces activités ne sont pas (ou faiblement) professionnalisées. Les expédients, les bricolages, la débrouille de chacun s'inscrivent dans des réseaux. Les reliés, ceux qui sont liés entre eux dans un réseau, forment des grappes. Au fond, ces stratégies fondées sur un jeu subtil de tiroirs sociaux et économiques sont comparables aux stratégies ménagères, qui sont le plus souvent les stratégies des ménagères, mais transposées à une société où les membres de la famille élargie se compteraient par centaines. Les réseaux se structurent, en effet, sur le modèle de la famille selon la logique clanique, avec des mères sociales et des aînés sociaux
[6]. Les économistes se trompent largement en ne saisissant "l'informel" que sous l'angle de l'économie. La dynamique de ces sociétés vernaculaires se manifestent non seulement au niveau tecno-économique, mais aussi dans la création imaginaire et le bricolage d'une contruction sociale. Si on y est ingénieux bien plus qu'ingénieur, entreprenant plutôt qu'entrepreneur, et industrieux et non industriel, c'est précisement parce qu'on se situe ailleurs, en dehors du paradigme dominant.


La logique du don et la solidarité africaine

Ce fonctionnement de la société vernaculaire s'inscrit dans la persistance, voire la résurgence d'une certaine "solidarité africaine". Les sociétés africaines ont ignoré longtemps l'individualisme et continuent assez largement à le faire en dépit de très fortes poussées des processus d'individuation[7]. L'impérialisme du social se manifeste à travers l'importance des relations de parenté. La parenté s'étend non seulement au groupe familial élargi, mais elle sert de moule dans lequel se coulent les relations d'amitié, de voisinage, d'association sportive, culturelle, politique ou religieuse, les rapports même de travail et les formes du pouvoir. Elle est réactivée et renforcée par les cérémonies, les cultes d'ancètres, les liens à la terre, les relations avec le monde de l'invisible. Tout cela engendre la fameuse solidarité africaine qui n'a pas vraiment d'équivalent ailleurs.
Cette solidarité polymorphe résiste même à l'émigration et on peut l'observer jusque dans les banlieues du Nord, chez les Maliens ou les Sénégalais, avec l'hébergement obligé des "petits frères", avec les transferts qui font vivre la famille restée au pays, avec les cotisations pour construire la mosquée ou l'école au village.
Cette très forte prègnance du social exclut l'isolement et l'incognito. Dans les cas les plus durs, elle est littéralement ce qui permet de tenir le coup. Elle est aussi la cause du succès et de la spécificité de l'oeconomie vernaculaire africaine. Les obligations de donner, de recevoir et de rendre tissent les liens entre les hommes et les dieux, entre les vivants et les morts, entre les parents et les enfants, entre les ainés et les cadets, entre les sexes, au sein des classes d'âge, etc. Elles biaisent fortement les lois du marché, limitent les méfaits des rapports marchands, assurent un minimum de garantie contre l'exclusion économique et sociale.
L'argent est omniprésent en fait et dans l'imaginaire, mais il n'a pas la même signification, ni le même usage sur notre planète et sur celle de l'informel. La monnaie et même les rapports marchands feraient ainsi fonctionner une société non marchande. Entendons par là une société qui, tout en pratiquant des échanges nombreux et en connaissant une circulation monétaire intense, n'obéit pas massivement à la logique marchande. L'obligation de solidarité domine encore largement la vie économique et sociale.
Tout ce qui est reçu est placé immédiatement à l'intérieur du réseau, qu'il s'agisse de denrées ou d'argent[8], soit parce qu'il est dû, soit parce qu'on anticipe la nécessité d'avoir à emprunter, soit aussi, et dans tous les cas, parce qu'on aime à faire profiter ses proches de ce que l'on vient de recevoir et qu'on cherche à leur faire plaisir. On est très conscient qu'un bienfait n'est jamais perdu. L'attitude générale est le sentiment de devoir beaucoup à ses reliés plutôt que celui d'être un créancier qui se fait toujours avoir. Si le don fonctionne bien, chacun des acteurs estime avoir reçu plus qu'il n'a donné, tandis que si le système fonctionne mal chacun pense avoir reçu moins
[9]. Ce sentiment est évidemment fondamental pour la bonne marche des logiques oblatives.
Ici comme partout, le lien social fonctionne sur l'échange; mais l'échange, avec ou sans monnaie, repose plus sur la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre telle que l'analyse Marcel Mauss que sur le marché. Ce qui est central et fondamental dans la logique du don c'est que le lien remplace le bien[10]
.


La sagesse démocratique paradoxale de la palabre

La (ou le) palabre africain(e) est à la fois un cliché folklorique et pourtant une réalité assez peu étudiée. On sait que l'Afrique subsaharienne vit, et plus encore vivait, dans des villages et que les problèmes de la communauté, la politique, se réglaient et se règlent encore largement sous l'arbre ou la case à palabre, ou encore dans la maison des hommes (l'abââ chez les Beti et les Fang, le "banza" dans le monde bantou). En fait il s'agit désormais le plus souvent d'un auvent sommaire. Voyageurs, missionnaires, marchands, militaires et colons, plus peut-être que les ethnologues, ont évoqué et décrit ces délibérations interminables. On a rapproché, non sans raison, le phénomène récent des "conférences nationales" par lequel les "sociétés civiles" africaines ont affirmé l'exigence démocratique et un "ras-le-bol" des dictatures corrompues, de la palabre locale, modèle de résolution des conflits de pouvoirs[11]. La palabre rassemble les anciens, les sages, les nobles, les guerriers, voire la population toute entière, captifs compris, sans en exclure les animaux qui peuvent, le cas échéant, avoir leur rôle à jouer et qui font souvent les frais des litiges en servant d'exutoire sous la forme du bouc émissaire. Les ancêtres et les esprits sont aussi convoqués et dans certaines populations jouent un rôle important.
Certes, les pouvoirs en place ont cherché à instrumentaliser la palabre. Les chefs d'État issus de l'indépendance n'ont pas manqué de l'invoquer pour liquider le multipartisme et justifier le parti unique. Ainsi Julius Nyerere préconisait une «démocratie à l'africaine» pas nécessairement multipartite mais inspirée du modèle de la palabre «où les anciens s'assoient sous le grand arbre et discutent jusqu'à ce qu'ils soient du même avis»[12]. De même l'Église dans sa stratégie d'inculturation (ou volonté d'inscrire le message de l'Évangile dans la tradition africaine) a tenté de transformer la messe en vaste "palabre". Le mouvement des "conférences nationales", on l'a vu, a été lui aussi considéré comme une tentative de renouer avec la "liturgie de la parole". «Chaque pays africain” note Bidima “réclama sa conférence nationale. Celle-ci fut interprétée comme une vaste palabre instituant une nouvelle démocratie à l'africaine»[13]. Il est certain, d'ailleurs, que la palabre comme justice de proximité et mode de gestion des conflits est susceptible de résoudre beaucoup de difficultés internes et externes. A contrario, «Les guerres et génocides de ce continent” selon Bidima ”ont été facilités par l'absence de palabre»[14]. La palabre peut éviter aussi les formes de justice immédiate et expéditive comme le lynchage public ou la bastonnade qui se développent aujourd'hui devant la carence des institutions policière et judiciaire.
De ce point de vue, on pourrait en effet parler comme Nyerere et bien d'autres d'une forme africaine de la démocratie. Cela ne signifie pas, bien sûr, que le fonctionnement concret des palabres corresponde à l'idée que l'on se fait de la démocratie, pas plus que le fonctionnement de nos sociétés correspond à l'idéal démocratique. La palabre sert le plus souvent à maintenir une forme plus ou moins abusive de "gérontocratie" et donne lieu à toutes sortes de dérives comme nos propres institutions. Toujours est-il que c'est dans la palabre que se manifeste, en Afrique, la raison pratique et que l'on peut voir à l'oeuvre une pensée de l'action effective dans et sur le social. Il ne s'agit pas seulement d'une institution juridique, même si beaucoup l'ont réduite à une forme de tribunal, mais d'une institution politique au sens le plus large. Comme le soutient Jean-Godefroy Bidima: «la palabre est donc le lieu par excellence du politique»[15]. Cette discussion qui évolue jusqu'à l'unanimité implique l'égalité et la parfaite liberté d'expression des membres d'une même communauté, d'une part et n'exclut pas de violents conflits d'autre part. La palabre «relance au sein d'une communauté la place du symbolique, elle redéfinit son identité, rappelle l'origine, assume la violence et apprête des solutions pour consolider le vivre-ensemble»[16].
Cette «liturgie ancestrale de la parole»[17]qu'est la palabre nous paraît illustrer la profondeur et le fonctionnement du raisonnable africain indispensable à une éventuelle survie après la mondialisation...
On est tellement habitué à penser qu'il faut aider l'Afrique, qu'il semble incongru de se poser la question inverse: l'Afrique ne pourrait-elle pas contribuer à résoudre la crise de l'Occident? «Ce qu'on ne perçoit pas, ou ce qu'on perçoit mal, note avec pertinence Philippe Engelhard, c'est que l'Afrique est dans doute le seul continent à produire encore de la relation sociale ou, plus précisément, à innover socialement [...] Le continent africain fabrique l'antidode sous nos yeux, mais nous ne le voyons pas. [...] La vitalité protéiforme du continent noir pourrait bien produire, quelque jour, le miracle africain. Ce n'est pas une certitude, seulement un pari et un espoir. Ils ne sont pas dénués de raisons»[18].

La fin de l'Afrique serait mortelle probablement pour l'Occident aussi, car l'Afrique ne serait plus en mesure de nous apporter les remèdes dont nous avons un urgent besoin. Il est sans doute temps de confesser que nous nous intéressons moins à l'Afrique pour ce que nous croyons devoir lui apporter que pour ce qu'elle nous apporte. Certes, à propos des "dons" reçus d'elle, on pensera immédiatement, à la musique et à l'esthétique, domaines où l'Afrique nous a beaucoup enrichis. Toutefois, si nous acceptions de nous reconnaître malades, peut-être pourrions-nous recevoir de l'Afrique des remèdes à nos maux. La crise de l'Occident va beaucoup plus loin que l'assèchement des sources de la création artistique. La prospérité économique apparente est peut-être beaucoup plus fragile qu'elle n'en a l'air et cache une menace de catastrophe écologique et sociétale. Balayons devant notre porte. Les maladies mentales, les épidémies de stress, la violence et l'insécurité des banlieues, l'usage massif de la drogue, la solitude des exclus, l'accroissement des suicides sont des symptômes du malaise dans la civilisation.
En demandant à l'autre Afrique de nous aider à résoudre nos problèmes matériels, sociaux et culturels nous la reconnaitrions comme un partenaire authentique. C'est ainsi que nous pouvons le mieux contribuer à la renforcer. Si l'Afrique est pauvre de ce dont nous sommes riches, en revanche, elle est encore riche de ce dont nous sommes pauvres. Il y a en Afrique de véritables experts des relations harmonieuses entre l'homme et son environnement qui pourraient contribuer à nous sortir de la crise écologique (s'il en est encore temps). Il s'y trouve aussi des spécialistes en relations sociales et en solution des conflits qui pourraient nous proposer des recettes en matière de rapports entre générations, entre les sexes, entre majorités et minorités etc. Seulement, ce n'est pas dans le cadre de notre perception du monde que les remèdes africains peuvent être efficaces. Il nous faut opérer d'abord un "décentrement cognitif".


[1] Film franco-suisse de 2005, Réalisateur Hubert Sauper.

[2] A. FRANQUEVILLE, Du Cameroun à la Bolivie. Retours sur un itinéraire, Karthala, Paris 2000, pp. 17-18.

[3] Cfr. A. TRAORÈ, L'étau. L'Afrique dans un monde sans frontières, Actes Sud, l999.

[4] A. FRANQUEVILLE, Du Cameroun à la Bolivie, cit., p. 13.

[5] Cfr. S. LATOUCHE, L'autre Afrique. Entre don et marché, Albin Michel, Paris, l998.

[6] Cfr. E. NDIONE, Dynamique urbaine d'une société en grappe, ENDA-Dakar, l987 et Le don et le recours, ressorts de l'économie urbaine, ENDA-Dakar, l992.

[7] Cfr. A. MARIE, Processus d'individuation dans les villes Ouest-Africaines, Iedes-Cecod, Gremovia, Paris l994.

[8] L'Enda-Graf a inauguré un système de guichet de marché, géré par les femmes elles-mêmes qui assure la sécurité des dépots faits sur le marché même et permet des prêts importants. Le succès est considérable et le système est en pleine expansion.

[9] Cfr. J. GODBOUT et J. CHARBONNEAU, La dette positive dans le lien familal, in Ce que donner veut dire, don et inérêt, Revue du MAUSS, n. 1, La découverte, Paris l993.

[10] Cfr. J. GODBOUT, L'esprit du don, en collaboration avec A. Caillé, La découverte, Paris 1992.

[11] Cfr. F. EBOUSSI BOULAGA, Les conférences nationales en Afrique noire: une affaire à suivre, Karthala, Paris 1993.

[12] J. NYERERE, The African and Democracy, London l961, p. 104.

[13] J. G. BIDIMA, La palabre. Une juridiction de la parole, Éditions Michalon, Paris 1997, p. 66.

[14] Ivi, p. 45.

[15] Ivi, p. 10.

[16] Ivi, p. 92.

[17] C'est ainsi que Singleton parle de la palabre chez Wakonongo.

[18] P. ENGELHARD, L'homme mondial, Arlea, Paris l996, pp. 28-29.

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