«A la limite, l'Afrique aurait pu faire
ce que l'Occident a fini par faire. Si
elle ne l'a pas fait, ce n'est pas faute
d'imagination ou de moyens, mais
parce qu'elle a voulu autre chose».
(M. SINGLETON, Afriques. Le sens d'une démarche)
La mondialisation, sous
l'apparence d'un constat de fait neutre, est aussi, en fait, un slogan qui
incite à agir dans le sens d'une transformation souhaitable pour tous. Le
vocable est loin d'être innocent, il laisse entendre qu'on serait en face d'un
processus anonyme et universel bénéfique pour l'humanité et non pas que l'on
est entraîné dans une entreprise souhaitée par certains et à leur profit,
présentant des risques énormes et des dangers considérables pour tous. Plus que
la mondialisation du marché, cette entreprise concerne la
"marchandisation" du monde, et c'est ça qui est nouveau et dangereux.
Comme le capital auquel elle est intimement liée, la mondialisation est en fait
un rapport social de domination et d'exploitation à l'échelle planétaire.
Derrière l'anonymat du processus, il y a des bénéficiaires et des victimes, les
maitres et les esclaves. Les principaux représentants de la mégamachine sans
visage s'appellent le G8, le Club de Paris, le complexe F.M.I./ Banque
mondiale/ O.M.C, l'OCDE, la chambre de commerce internationale, le forum de
Davos, mais aussi des tas d'institutions moins connues aux sigles ésotériques
mais dont l'influence est énorme.
Il est évident qu'en laissant
penser que le phénomène est irrésistible et sans limite on se rend dans une
certaine mesure complice de ce qui arrive. La mondialisation n'est sûrement pas
heureuse pour tout le monde et en particulier pour l'Afrique. Pour faire passer
l'Uruguay round en 1995, l'OCDE avait fait un modèle de simulation à 75000
équations qui devait démontrer que le monde serait gagnant d'environ 200
milliards de dollars par an. Toutefois, il lui fallait reconnaitre que
l'Afrique risquait quant à elle de perdre 3 milliards de dollars. Voir dans la
mondialisation une chance pour l'Afrique, participe du rêve éveillé. L'Afrique
officielle, l'Afrique des indépendances, a fait faillite économiquement et
politiquement. Faillite économique: moins de 2% du PNB mondial, l'équivalent du
PIB Belge ou des 15 premières fortunes de la planète... 330 Milliards de $ en
2001, soit 30 milliards de moins que les subventions payées cette année-là aux
agriculteurs des pays du Nord. Faillite politique: coups d'Etats, guerres
civiles, corruption, génocides... La mondialisation n'est que la poursuite du
même processus, c'est à dire du mimétisme économique et politique. Le spectacle
télévisé des génocides, des conflits ethniques, des luttes tribales, des coups
d'État militaires, des sécheresses récurrentes, des famines quasi-endémiques,
de la démographie galopante, des pandémies avec bien sûr le spectre du Sida, ou
autres pandémies témoigne de la déréliction de l'Afrique mondialisée. Les
projections concernant l'Afrique sont plutôt sombres, voire franchement
catastrophistes. L'Afrique est la face noire de notre destin, le rêve de la
modernité devenu cauchemar.
Cependant, il est tout à fait
possible de ne pas sombrer comme beaucoup, y compris parmi les africains dans
l'afropressimisme et de concevoir un autre destin, non pas certes dans
la mondialisation mais dans un hypothètique après.
L'impact destructeur du marché mondial sur l'Afrique
Dès l’origine, le fonctionnement
du marché est un fonctionnement transnational, voire mondial. Le triomphe
récent du marché, n'est que le triomphe du "tout marché". Il s'agit
du dernier avatar d'une très longue histoire mondiale. La première
mondialisation proprement planétaire date de la conquête de l'Amérique lorsque
l'Occident prend conscience de la rotondité de la Terre pour la découvrir et asseoir ses conquêtes.
Pour l'Afrique cette première
mondialisation a signifié la traite esclavagiste. Une deuxième mondialisation
dâterait de la conférrence de Berlin et du partage des zones
"blanches" de la planète entre l885 et 87. Pour l'Afrique, cela a
signifié la colonisation intégrale. Une troisième étape aurait démarré avec la
décolonisation et l'ère des développements. Pour l'Afrique cela a signifié des
États mimétiques et nationalitaires, une déculturation sans précédent, des
"éléphants blancs" et la pollution. La destruction de l'Afrique se
poursuit à la faveur de deux logiques l'infernales, celle du marché ou de
libre-échange et celle du crédit et de la dette.
La perversion du libre-échange
Les méfaits du libéralisme
économique sur les pays du Sud ne sont pas nouveaux, depuis l'époque où les
occidentaux se sont arrogés le droit d'ouvrir à coup de canon la voie au libre
commerce. Des guerres de l'opium au commodore Perry en passant par
l'élimination des tisserands indiens, l'analyse des conséquences désastreuses,
pour les pays faibles, de la division internationale du travail n'est plus à
faire. Les procédés actuels impulsés par le FMI et les plans d'ajustement
structurels, la Banque Mondiale et l'OMC renouvellent le genre. Un film récent Le
cauchemar de Darwin illustre parfaitement ce système pervers[1]. On y voit un pays misérable, la Tanzanie qui exporte 200 tonnes par jour de filets d'un poisson apprécié par les occidentaux,
la perche du Nil, apportée dans le lac Victoria par les anglais au dépend de
l'écosystème, tandis que la population affamée doit recourir à l'aide
alimentaire internationale. Pour assurer l'approvisionnement des marchés
européens au moindre coùt et permettre aux exploitants de confortables marges
de profit, le transport est assuré par des avions-poubelles faisant du trafic
d'armes à l'aller et pilotés par des ukrainiens mal payés. On a là tous les
ingrédients du nouvel ordre mondial baptisé "globalisation". Avec le
démantèlement des régulations nationales, il n'y a plus de limite inférieure à
la baisse des coûts et au cercle vicieux suicidaire. C'est un véritable jeu de
massacre entre les hommes, entre les peuples et au détriment de la nature...
Les pays les moins avancés
(P.M.A: Pays pas moyen avancer comme on dit au Bénin...) ont tout à perdre à
l'ouverture sans précaution de leurs marchés. Les exemples du cacao, de la
banane et du coton méritent d'être médités. Alors que le cours mondial du cacao
était au plus bas dans les années quatre-vingt, et que les économies du Ghana
et de la Côte d'ivoire subissaient de ce fait une crise dramatique, les experts
de la Banque Mondiale ne trouvaient rien de mieux que d'encourager et de
financer la plantation de milliers d'hectares de cacaoyers en Indonésie, en
Malaisie et aux Philippines. On pouvait encore espérer quelques profits sur la
misère plus productive des travailleurs de ces pays-là... Pour couronner le tout, les
Européens, à Bruxelles, s'alignant sur la seule Angleterre, ont honteusement
capitulé devant le lobby des grands chocolatiers. Définissant le chocolat comme
un produit pouvant contenir jusqu'à 15% de graisse végétale bon marché (Sans
vérification vraiment fiable) autre que du beurre de cacao, ont fait perdre à la Côte d'ivoire et au Ghana quelques milliard de plus. Faut-il se scandaliser si dans ces
conditions certains planteurs ont arraché leurs plants pour faire du haschich?
Le cas de la banane est lié au stabex, ce mécanisme de garantie de recettes d'exportation octroyé par
les pays du marché commun aux pays A. C. P. (Afrique, Caraïbe, Pacifique). Ce
système instauré par les conventions de Lomé (de l à 5) avait été salué un peu
hâtivement comme la mise en oeuvre d'un nouvel ordre économique international.
Le prix de la banane achetée en Guadeloupe, en Martinique, aux Canaries ou en
Afrique Noire permet aux producteurs locaux de survivre (avec bien sûr de
grandes inégalités de situation suivant qu'il s'agisse d'ouvriers agricoles, de
petits ou de gros planteurs, nationaux ou étrangers...). Sans être nuls, les résultats
ont été médiocres avec certains effets pervers. De toute façon, c'était encore
trop pour les experts du GATT, puis de l'OMC, qui ont réclamé et ont
pratiquement obtenu le démantèlement de ces entraves aux "lois du
marché".
Poussés par les multinationales
nord américaines, comme Chiquita Brands (exUnited Fruit) et Castel &
Cooke, qui contrôlent l'essentiel de la production et de la distribution des
républiques bananières et des plantations de Colombie, les pays d'Amérique
centrale relayés par les États Unis ont traîné l'Europe devant les panels du GATT puis de l'organisation des règlements des différents (O. R. D.) pour
dénoncer les barrières et entraves au libre jeu du marché. Ils veulent à tout
prix accroître leur part de marché grâce aux salaires de misère des ouvriers
agricoles, dont des centaines ont succombé à l'emploi inconsidéré de
nématocides (poison contre les vers).
Le cas du coton dont on a
beaucoup parlé lors des dernières négociations du Cycle de Doha à l'OMC est une
autre illustration. Beaucoup de pays d'Afrique, comme le Mali, que la colonisation a transformé en exportateurs de coton (d'ailleurs d'excélente
qualité) sont asphyxiés par une baisse des cours artficiellement provoquée par
les subventions à l'exportation octroyées par les Etats-Unis à leurs
producteurs.
L'étranglement de la dette
C'est dans ce contexte de rapports de
domination "impérialistes" Nord-Sud, qu'il faut situer le problème de
la dette. La dette n'est qu'un des éléments de l'ensemble qui contribue à
l'étranglement de l'Afrique. Comme
le dit, en effet, André Franqueville: «Les deux faces du pillage actuel du Sud
par les pays riches, sont bien connues: d'une part, un remboursement exigé sans
faille d'une dette externe en réalité inextinguible parce qu'elle augmente à
mesure de son remboursement à la faveur d'un engrenage financier réellement
machiavélique, d'autre part un pillage des ressources naturelles, matières
premières, minérales et énergétiques, productions agricoles (et en conséquence
la ruine des sols) pour obliger à ce remboursement. De surcroît, ce pillage se trouve
renforcé par la dévaluation des prix de ces matières premières, savamment
organisée sur le marché international et déclarée inéluctable, et soumis à
l'injonction néolibérale d'exporter toujours davantage celles-ci pour que
soient accordés de nouveaux prêts. Depuis les conquêtes coloniales le saccage est continu»[2].
On épiloguera pas ici sur la
façon dont s'est mis en place le piège de la dette, entre recyclage des
petrodollars par les banques après l974 et élévation conjoncturelle des taux
d'intérêt pour le financement de la dette américaine. Les mythes du développement à crédit
propagés par le Nord, souvent en toute bonne foi, et les illusions de l'échange
endettement-croissance économique entretenues au Sud ont été à la fois les
alibis et les arguments du drame. La perversion intrinsèque de l'anatocisme
(intérêts composés), étrangle le débiteur dès lors que celui-ci utilise
l'argent pour financer des dépenses improductives (armement ou consommation) ou
fait de mauvaises affaires. Rappelons qu'un sou placé à trois pour cent du
temps de Charlemagne produirait désormais des globes d'or. Les fonds de pension
sont un peu dans cette situation, pas l'Afrique! Il faut toujours exporter plus
et dégager des recettes d'exportation, ce qui a pour résultat de faire baisser
les cours. Comme pour Sisyphe, il faut remonter indéfiniment la pente. Le
fardeau revient toujours plus lourd. Même une fois confisquées les recettes
d'exportation obtenues laborieusement, les nouveaux emprunts n'arrivent pas à
apurer les intérêts échus. Une
fois mis en place, l'étranglement se reserre, la dette nourrit la dette. La
thérapeuthique infernale des institutions financières internationales achève le
malade en prétendant le guérir. L'antique représentation du vampirisme des
usuriers se trouve ainsi renouvelée.
L'étau de la dette (pour
reprendre le titre du livre d'Aminata Traorè[3]constitue un excellent moyen de
tenir les pays du Sud en étroite subordination. «Grâce à l'étau de la dette
externe et de la baisse des cours des matières premières, écrit André Franqueville, s'est mise en place une recolonisation sous la coupe des
organismes financiers internationaux dont les Etats-Unis sont le fer de lance»[4]. On a clamé à grand renfort de publicité
l'annulation possible de 80 % de la dette des pays les plus pauvres (Les PPTE,
pays pauvres très endettés) en juin l996 lors du G7 de Lyon, puis lors de celui
de Cologne le sacrifice des riches est monté jusqu'à 90 %. Enfin en juillet 2005, l'annulation totale pour 18 PPTE a été claironnée. Toutefois, derrière l'effet d'annonce, il
s'agit d'une vaste escroquerie.
Les données sont impitoyables
et révèlent l'indécence, voire l'obscenité de la prétendue générosité du Nord.
Entre l982 et l998, les pays du Sud ont remboursé quatre fois le montant de
leurs dettes. Néanmoins, celles-ci étaient toujours quatre fois plus élevés
qu'en 1982 et atteignaient 1950 M de $! Le tiers-monde rembourse chaque année
plus de 200 milliards de $, alors que les aides publiques au développement
(prêts remboursables compris) ne dépassent pas 45 milliards de $ par an. En
2003 les 62 pays à faible revenu, pour la plupart africains, ont reçu
théoriquement 27 milliards de dollars au titre de l'aide au développement alors
qu'ils en ont déboursé 39 pour honorer leurs dettes. L'Afrique subsaharienne,
quant à elle, dépense quatre fois plus pour rembourser sa dette que pour toutes
ses dépenses de santé et d'éducation. Les mesures d'annulation frisent le
mauvais canulard. Elles portent sur 40 milliards de dollars en dix ans pour un
total dépassant 2000 milliards! Et encore celle annulation doit être négociée
au cas par cas avec des conditions drastiques.
Même si toutes les dettes
étaient vraiment annulées, tous les "mécanismes" qui ont engendré
cette situation perverse resteraient en place. La partie recommencerait de plus belle. Ce n'est pas
l'endettement qui crée la pauvreté, mais l'inverse. En dépit de ce que l'on
nous fait croire, répudier la dette n'aurait probablement pas de gros effets
dommageables sur le plan économique pour les pays intéressés, bien au
contraire, comme le montre l'exemple de l'Argentine. L'irréalisme de la proposition est
ailleurs. Pour les pays d'Afrique, en tout cas, cela serait tout simplement
suicidaire. Leur indépendance est totalement fictive. Si le Chili d'Allende a
été victime d'un coup d'État fomenté par la CIA et ATT pour avoir touché aux intérêts américains, tous les régimes d'Afrique infiniment plus fragiles sont
sous étroite surveillance. Ils doivent obéir au doigt et à l'oeil. L'idée que,
grace au NEPAD (ce projet de développement d'inspiration libérale), l'Afrique
pourrait suivre l'exemple de la Chine et se lancer dans la course à la
croissance pour accélérer la destruction de la planète est totalement
irréaliste pour le pire comme pour le meilleur...
L'autre Afrique
comme modèle de sortie de l'économie
Pour avoir perdu la bataille économique,
l'Afrique a-t-elle définitivement perdu la guerre des civilisations? Telle est
la question. L'économie a bel et bien été battue; mais la société a survécu à
cette défaite. Cela
signifie que les fonctions que nous attribuons aux instances technique et
économique (la production de "richesses") ont été tout de même
assumées tant bien que mal par la société. L'explication la plus plausible est
donc que l'économie et le technique ont reflué dans le social, ou pour le dire
dans les terme de Karl Polanyi, économie et technique ont été réenchâssées.
Ceci se voit tant dans le
phénomène de l'économie dite informelle que, plus généralement, dans la
persistance de la solidarité quotidienne.
Il y a en marge de la déréliction de
l'Afrique officielle, à coté de la décrépitude de l'Afrique occidentalisée, une autre Afrique bien vivante sinon bien portante. Cette Afrique des exilés
de l'économie mondiale et de la société planétaire, des exclus du sens
dominant, n'en persiste pas moins à vivre et à vouloir vivre, même à contresens.
Cette autre Afrique n'est pas
celle de la rationalité économique. Si le marché y est présent, il n'y est pas omniprésent.
Ce n'est pas une société de marché, au sens d'une société du tout marché. Ce
n'est certes plus pour autant l'Afrique traditionnelle communautaire, si tant
est que celle-là ait vraiment jamais existé. C'est une Afrique de bricolage dans tous les domaines et à tous les niveaux, entre le don et le marché, entre
les rituels oblatifs et la mondialisation de l'économie.
Cette forme de réponse de "L'autre
Afrique" par l'ingéniosité locale peut se caractèriser par
l'auto-organisation sociétale, la logique du don et une certaine sagesse
démocratique paradoxale[5].
L'auto-organisation
sociétale
Les laissés pour compte de la grande société, désormais mondialisée, réaliseraient le miracle de leur survie en
réinventant du lien social et à travers le fonctionnement de ce social. Exclus
des formes canoniques de la modernité, la citoyenneté de l'Etat-nation et la
participation au marché national et mondial, il vivent, en effet, grâce aux
réseaux de solidarité "néo-claniques" qu'ils mettent en place. Le secret de cette relative
réussite tient aux stratégies relationnelles. Ces stratégies incorporent
toutes sortes d'activités "économiques", mais ces activités ne sont
pas (ou faiblement) professionnalisées. Les expédients, les bricolages, la
débrouille de chacun s'inscrivent dans des réseaux. Les reliés, ceux qui
sont liés entre eux dans un réseau, forment des grappes. Au fond, ces
stratégies fondées sur un jeu subtil de tiroirs sociaux et économiques
sont comparables aux stratégies ménagères, qui sont le plus souvent les
stratégies des ménagères, mais transposées à une société où les membres de la
famille élargie se compteraient par centaines. Les réseaux se structurent, en
effet, sur le modèle de la famille selon la logique clanique, avec des mères sociales
et des aînés sociaux[6].
Les économistes se trompent largement
en ne saisissant "l'informel" que sous l'angle de l'économie. La
dynamique de ces sociétés vernaculaires se manifestent non seulement au niveau
tecno-économique, mais aussi dans la création imaginaire et le bricolage d'une
contruction sociale. Si on y est ingénieux bien plus qu'ingénieur, entreprenant
plutôt qu'entrepreneur, et industrieux et non industriel, c'est précisement
parce qu'on se situe ailleurs, en dehors du paradigme dominant.
La logique du don et la solidarité africaine
Ce fonctionnement de la société vernaculaire s'inscrit dans la persistance, voire la résurgence d'une certaine
"solidarité africaine". Les sociétés africaines ont ignoré longtemps
l'individualisme et continuent assez largement à le faire en dépit de très
fortes poussées des processus d'individuation[7]. L'impérialisme du social se
manifeste à travers l'importance des relations de parenté. La parenté s'étend non
seulement au groupe familial élargi, mais elle sert de moule dans lequel se
coulent les relations d'amitié, de voisinage, d'association sportive,
culturelle, politique ou religieuse, les rapports même de travail et les formes
du pouvoir. Elle est réactivée et renforcée par les cérémonies, les cultes d'ancètres,
les liens à la terre, les relations avec le monde de l'invisible. Tout cela engendre la fameuse solidarité
africaine qui n'a pas vraiment d'équivalent ailleurs.
Cette solidarité polymorphe résiste même
à l'émigration et on peut l'observer jusque dans les banlieues du Nord, chez
les Maliens ou les Sénégalais, avec l'hébergement obligé des "petits
frères", avec les transferts qui font vivre la famille restée au pays,
avec les cotisations pour construire la mosquée ou l'école au village.
Cette très forte prègnance du social
exclut l'isolement et l'incognito. Dans les cas les plus durs, elle est littéralement ce qui
permet de tenir le coup. Elle
est aussi la cause du succès et de la spécificité de l'oeconomie vernaculaire africaine. Les
obligations de donner, de recevoir et de rendre tissent les liens entre les
hommes et les dieux, entre les vivants et les morts, entre les parents et les
enfants, entre les ainés et les cadets, entre les sexes, au sein des classes
d'âge, etc. Elles biaisent fortement les lois du marché, limitent les
méfaits des rapports marchands, assurent un minimum de garantie contre
l'exclusion économique et sociale.
L'argent est omniprésent en fait et dans
l'imaginaire, mais il n'a pas la même signification, ni le même usage sur notre
planète et sur celle de l'informel. La monnaie et même les rapports marchands
feraient ainsi fonctionner une société non marchande. Entendons par là une
société qui, tout en pratiquant des échanges nombreux et en connaissant une
circulation monétaire intense, n'obéit pas massivement à la logique marchande.
L'obligation de solidarité domine encore largement la vie économique et
sociale.
Tout ce qui est reçu est placé
immédiatement à l'intérieur du réseau, qu'il s'agisse de denrées ou d'argent[8], soit parce qu'il est dû, soit parce
qu'on anticipe la nécessité d'avoir à emprunter, soit aussi, et dans tous les
cas, parce qu'on aime à faire profiter ses proches de ce que l'on vient de
recevoir et qu'on cherche à leur faire plaisir. On est très conscient qu'un bienfait
n'est jamais perdu. L'attitude générale est le sentiment de devoir beaucoup à ses reliés plutôt que celui d'être un créancier qui se fait toujours
avoir. Si le don fonctionne bien, chacun des acteurs estime avoir reçu plus
qu'il n'a donné, tandis que si le système fonctionne mal chacun pense avoir
reçu moins[9].
Ce sentiment est évidemment fondamental pour la bonne marche des logiques
oblatives.
Ici comme partout, le lien social
fonctionne sur l'échange; mais l'échange, avec ou sans monnaie, repose plus sur
la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre telle que l'analyse
Marcel Mauss que sur le marché. Ce qui est central et fondamental dans la
logique du don c'est que le lien remplace le bien[10].
La sagesse démocratique paradoxale de la palabre
La (ou le) palabre africain(e) est à la
fois un cliché folklorique et pourtant une réalité assez peu étudiée. On sait
que l'Afrique subsaharienne vit, et plus encore vivait, dans des villages et
que les problèmes de la communauté, la politique, se réglaient et se règlent
encore largement sous l'arbre ou la case à palabre, ou encore dans la maison
des hommes (l'abââ chez les Beti et les Fang, le "banza" dans le
monde bantou). En
fait il s'agit désormais le plus souvent d'un auvent sommaire. Voyageurs, missionnaires,
marchands, militaires et colons, plus peut-être que les ethnologues, ont évoqué
et décrit ces délibérations interminables. On a rapproché, non sans raison, le
phénomène récent des "conférences nationales" par lequel les
"sociétés civiles" africaines ont affirmé l'exigence démocratique et
un "ras-le-bol" des dictatures corrompues, de la palabre locale,
modèle de résolution des conflits de pouvoirs[11]. La palabre rassemble les
anciens, les sages, les nobles, les guerriers, voire la population toute
entière, captifs compris, sans en exclure les animaux qui peuvent, le cas
échéant, avoir leur rôle à jouer et qui font souvent les frais des litiges en
servant d'exutoire sous la forme du bouc émissaire. Les ancêtres et les esprits
sont aussi convoqués et dans certaines populations jouent un rôle important.
Certes, les pouvoirs en place
ont cherché à instrumentaliser la palabre. Les chefs d'État issus de
l'indépendance n'ont pas manqué de l'invoquer pour liquider le multipartisme et
justifier le parti unique. Ainsi
Julius Nyerere préconisait une «démocratie à l'africaine» pas nécessairement
multipartite mais inspirée du modèle de la palabre «où les anciens s'assoient
sous le grand arbre et discutent jusqu'à ce qu'ils soient du même avis»[12]. De même l'Église dans sa stratégie d'inculturation (ou
volonté d'inscrire le message de l'Évangile dans la tradition africaine) a
tenté de transformer la messe en vaste "palabre". Le mouvement des
"conférences nationales", on l'a vu, a été lui aussi considéré comme
une tentative de renouer avec la "liturgie de la parole". «Chaque
pays africain” note Bidima “réclama sa conférence nationale. Celle-ci fut
interprétée comme une vaste palabre instituant une nouvelle démocratie à l'africaine»[13]. Il est certain, d'ailleurs, que la
palabre comme justice de proximité et mode de gestion des conflits est
susceptible de résoudre beaucoup de difficultés internes et externes. A contrario, «Les guerres
et génocides de ce continent” selon Bidima ”ont été facilités par l'absence de
palabre»[14]. La palabre peut éviter aussi les formes
de justice immédiate et expéditive comme le lynchage public ou la bastonnade
qui se développent aujourd'hui devant la carence des institutions policière et
judiciaire.
De ce point de vue, on
pourrait en effet parler comme Nyerere et bien d'autres d'une forme africaine
de la démocratie. Cela ne
signifie pas, bien sûr, que le fonctionnement concret des palabres corresponde
à l'idée que l'on se fait de la démocratie, pas plus que le fonctionnement de
nos sociétés correspond à l'idéal démocratique. La palabre sert le plus souvent à
maintenir une forme plus ou moins abusive de "gérontocratie" et donne
lieu à toutes sortes de dérives comme nos propres institutions. Toujours est-il que c'est dans la palabre
que se manifeste, en Afrique, la raison pratique et que l'on peut voir à
l'oeuvre une pensée de l'action effective dans et sur le social. Il ne s'agit
pas seulement d'une institution juridique, même si beaucoup l'ont réduite à une
forme de tribunal, mais d'une institution politique au sens le plus large. Comme le soutient Jean-Godefroy
Bidima: «la palabre est donc le lieu par excellence du politique»[15]. Cette discussion qui évolue jusqu'à
l'unanimité implique l'égalité et la parfaite liberté d'expression des membres
d'une même communauté, d'une part et n'exclut pas de violents conflits d'autre
part. La palabre
«relance au sein d'une communauté la place du symbolique, elle redéfinit son
identité, rappelle l'origine, assume la violence et apprête des solutions pour
consolider le vivre-ensemble»[16].
Cette «liturgie ancestrale de la
parole»[17]qu'est la palabre nous paraît illustrer
la profondeur et le fonctionnement du raisonnable africain indispensable à une éventuelle survie après la mondialisation...
On est tellement habitué à penser
qu'il faut aider l'Afrique, qu'il semble incongru de se poser la question
inverse: l'Afrique ne pourrait-elle pas contribuer à résoudre la crise de l'Occident? «Ce qu'on ne perçoit pas, ou ce qu'on perçoit mal, note avec
pertinence Philippe Engelhard, c'est que l'Afrique est dans doute le seul
continent à produire encore de la relation sociale ou, plus précisément, à innover socialement [...] Le continent africain fabrique l'antidode sous
nos yeux, mais nous ne le voyons pas. [...] La vitalité protéiforme du
continent noir pourrait bien produire, quelque jour, le miracle africain. Ce
n'est pas une certitude, seulement un pari et un espoir. Ils ne sont pas dénués
de raisons»[18].
La fin de l'Afrique serait mortelle
probablement pour l'Occident aussi, car l'Afrique ne serait plus en mesure de
nous apporter les remèdes dont nous avons un urgent besoin. Il est sans doute temps de
confesser que nous nous intéressons moins à l'Afrique pour ce que nous croyons
devoir lui apporter que pour ce qu'elle nous apporte. Certes, à propos des
"dons" reçus d'elle, on pensera immédiatement, à la musique et à
l'esthétique, domaines où l'Afrique nous a beaucoup enrichis. Toutefois, si
nous acceptions de nous reconnaître malades, peut-être pourrions-nous recevoir
de l'Afrique des remèdes à nos maux. La crise de l'Occident va beaucoup plus
loin que l'assèchement des sources de la création artistique. La prospérité économique apparente est peut-être beaucoup plus fragile qu'elle n'en a l'air
et cache une menace de catastrophe écologique et sociétale. Balayons devant
notre porte. Les maladies mentales, les épidémies de stress, la violence
et l'insécurité des banlieues, l'usage massif de la drogue, la solitude des
exclus, l'accroissement des suicides sont des symptômes du malaise dans la
civilisation.
En demandant à l'autre Afrique de nous aider à résoudre nos problèmes matériels, sociaux et culturels
nous la reconnaitrions comme un partenaire authentique. C'est ainsi que nous pouvons le mieux
contribuer à la renforcer. Si l'Afrique est pauvre de ce dont nous sommes
riches, en revanche, elle est encore riche de ce dont nous sommes pauvres. Il y a en Afrique de
véritables experts des relations harmonieuses entre l'homme et son
environnement qui pourraient contribuer à nous sortir de la crise écologique
(s'il en est encore temps). Il s'y trouve aussi des spécialistes en
relations sociales et en solution des conflits qui pourraient nous proposer des recettes en matière de rapports entre générations, entre les sexes,
entre majorités et minorités etc. Seulement, ce n'est pas dans le cadre de
notre perception du monde que les remèdes africains peuvent être efficaces. Il
nous faut opérer d'abord un "décentrement cognitif".
[2] A. FRANQUEVILLE, Du
Cameroun à la Bolivie. Retours sur un
itinéraire, Karthala, Paris 2000, pp. 17-18.
[13] J. G. BIDIMA, La palabre. Une juridiction de la
parole, Éditions Michalon, Paris 1997, p. 66.