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Job, Clamence, Meursault. Les guillemets de l’innocence et de la culpabilité dans la Théorie Mimétique de René Girard

CHARLES RAMOND
Articolo pubblicato nella sezione Girard, filosofia e politica

Introduction

La Théorie Mimétique nous a appris à reconnaître la liaison du mimétisme, de la certitude absolue et de la violence. Elle constitue donc un cadre interprétatif et critique particulièrement approprié pour l’étude de ce «sentiment d’injustice» qui nous envahit devant les «injustices» de toute nature. Elle a pour fonction principale d’atténuer la violence de ce sentiment en nous faisant rétablir les guillemets autour du mot «coupable». En somme, le Christ serait venu apporter les guillemets au monde... Le discours de la persécution est en effet sans guillemets: il déclare coupable, réellement coupable, coupable-sans-guillemets, celui que l’on veut persécuter. La Théorie Mimétique consiste au contraire à souligner qu’il s’agit d’une accusation, et non pas d’une vérité; pour elle, le persécuté est «accusé», «déclaré» coupable, c’est-à-dire «coupable»-avec-des-guillemets. Les guillemets changent tout: car dès qu’une certitude se reconnaît elle-même comme une accusation, elle perd une très grande partie de sa force, et ne peut plus déboucher directement sur la violence et la persécution. Je souhaiterais, dans les pages qui suivent, développer cette dimension citationnelle de la Théorie Mimétique en mettant en continuité les analyses girardiennes du Livre de Job, et des deux romans de Camus L’Étranger et La Chute, trois textes littéraires entièrement centrés autour des notions de «justice», de «culpabilité» et d’«innocence». Cela devrait nous conduire à poser une question à la Théorie Mimétique: car si nous devons mettre des guillemets au mot «coupable», ne devrions-nous pas aussi en mettre au mot «innocent»?


1. Les Justes et les persécuteurs: Job.

La Théorie Mimétique, appuyée sur la Révélation christique, soutient que le processus d’égalisation mimétique engendre bien plus la guerre que la paix. Mais elle permet d’aller encore plus loin encore dans la critique du «sentiment d’injustice» et de «l’indignation» qui lui est liée. Il y a «injustice» en effet lorsqu’un innocent est condamné, ou lorsqu’un coupable n’est pas condamné. Or, comme on le voit tout particulièrement dans l’analyse que donne Girard de l’histoire de Job dans La Route Antique des Hommes Pervers, la Théorie Mimétique conduit à jeter de sérieux doute sur les notions de «culpabilité» et «d’innocence», et, à partir de là, sur la notion même d’injustice –comme je me propose de le montrer maintenant.
L’histoire de Job ressemble à la mise en scène d’une injustice maximale. Job était puissant, heureux, et d’un seul coup, sans raison bien claire, le voilà ruiné, rejeté par tous les siens, malade, souffrant. Il a tous les traits d’un innocent injustement condamné par son Dieu. Mais, de façon frappante, Girard ne propose pas de cette histoire une lecture en termes «d’injustice», comme s’il existait une «justice» ordinaire qui, malheureusement, n’aurait pas été respectée dans le cas de Job. La lecture de Girard va avoir pour conséquence, tout au contraire, de faire peser un doute sur les notions mêmes d’injustice et de justice.
Girard voit dans l’histoire de Job un texte de persécution, et dans Job lui-même une figure de bouc émissaire royal persécuté par sa propre communauté. Rien ne nous dit que Job est un «innocent», au sens où il n’aurait jamais commis aucun méfait, aucun abus de pouvoir, aucune action propre à indigner une foule. Tout au contraire (le texte le laisse entrevoir et Girard le souligne), Job était à ce point puissant qu’il a dû, pendant son règne, commettre bon nombre d’actions répréhensibles à l’égard de ses concitoyens ou de ses sujets. Mais l’essentiel est que, quelles que soient les fautes que Job a pu commettre, ceux qui le condamnent aujourd’hui, et qui s’apprêtent sans doute à le mettre à mort, ou du moins à l’exclure, à l’exiler définitivement, se considèrent et se désignent eux-mêmes comme des «justes». La petite communauté est maintenant divisée en deux: l’ancien roi, Job, que l’on appelle maintenant «tyran», est considéré comme un «méchant», tandis que ceux qui s’en prennent à lui se déclarent «justes»:
«Au spectacle de la chute <des tyrans, des méchants>, les justes se réjouissent, et l’homme intègre se moque d’eux» (Job, 22, 15-20; cité dans Girard 1985, p.21).
Ces hommes sont certainement convaincus d’être eux-mêmes «justes» et «intègres», puisqu’ils se réjouissent de la chute des «tyrans», et se moquent d’eux. Mais pour Girard ce sont des mensonges. Ces gens ne sont pas des «justes» mais des «persécuteurs» qui s’ignorent. Le sentiment d’agir «justement» pourrait bien caractériser l’absence de doute, la certitude caractéristique de l’unanimité violente des persécuteurs. Si nous suivions ce raisonnement jusqu’à son terme, nous devrions être très inquiets de défendre une cause quelconque avec la certitude intime et profonde qu’il s’agit d’une cause «juste»: car ce sentiment-même pourrait être considéré comme un signe que nous entrons maintenant dans la certitude violente des persécuteurs. Savoir reconnaître dans la persécution la vérité de la justice, telle est peut-être la difficile réforme à laquelle nous invite la Théorie Mimétique. Comment sais-je que je suis un persécuteur? Je me prends pour un juste… Qu’est-ce que la certitude? L’entrée dans la persécution…
Les persécuteurs vivent dans un monde où règne «l’injustice» (sous toutes les formes des distributions inégales: pauvreté, oppression, exploitation, corruption, etc.) qui les «indigne» et engendre de leur part des luttes violentes mais «justes». Comme dit Girard:
«Le narrateur [dans le livre de Job] se présente comme un Juste, un fidèle du vrai dieu, longtemps découragé par l’apparente inertie de la Justice divine. Il fait explicitement état de l’envie que lui inspirait la carrière trop brillante de ceux qu’il présente, bien sûr, comme des impies. Heureusement, le dieu s’est enfin décidé à intervenir» (Girard 1985, p.68).
Les majuscules à «Juste» et à «Justice divine» sont de Girard, non pas au sens où il reprendrait à son compte des dénominations valorisantes («Juste», «Justice divine»), mais dans la mesure où ces majuscules sont comme des guillemets déguisés, des citations ironiques: le narrateur se présente lui-même comme «un Juste». La majuscule dit la grande estime de soi qu’a le narrateur, sa certitude d’être dans le juste, d’être «un Juste» avec un grand «J». Pour Girard, bien sûr, le narrateur n’est rien de tout cela: c’est un persécuteur et un menteur…
Et lorsque Job s’avise de qualifier sa propre situation «d’injuste», de dire qu’il est, lui, «le juste» et que les autres sont, eux, les «méchants», et que Dieu est «injuste avec lui», d’un seul coup il devient exactement identique à ses persécuteurs. Pour Girard, il est tout aussi inexact et illusoire de considérer Job comme un «Juste» qui serait injustement persécuté par des «méchants», qu’il était illusoire de le considérer auparavant comme un «méchant» justement persécuté par des «justes». Renverser les rôles des persécuteurs et des persécutés n’introduit aucune «justice» dans le système:
«On pense d’abord, sans réfléchir, que ce Dieu, dans sa toute-puissance, userait de ses pouvoirs divins pour empêcher la violence et l’injustice. [...] Ce Dieu des victimes ferait droit, en somme, aux justes revendications de Job. Au lieu de mobiliser ses armées contre le bouc émissaire, il se mobiliserait contre les persécuteurs» (Girard 1985, p.166).
Finalement, dans cette histoire de persécution qui est celle de Job, la justice en tant que telle s’avère insaisissable, impossible à distinguer de la position du persécuteur. Chacun essaie de persécuter l’autre au nom de la justice, ce qui permet à Girard de poser, dans les dernières pages du livre, une question qui aurait mérité de figurer en exergue du présent exposé:
«Dans le cas de Job, qui peut dire où se trouve la justice?» (Girard 1985, p.167).
Il me semble en effet que cette question («Où se trouve la justice?») est généralisée par la Théorie Mimétique jusqu’à une déconstruction presque complète de la notion de justice, comme nous allons le voir maintenant en faisant encore un pas en avant.


2. Justice, vengeance, coupables et victimes

Pour la Théorie mimétique en effet, il n’y a pas de différence de nature entre la «justice» et la «vengeance», ni par conséquent entre le système judiciaire moderne et le système sacrificiel archaïque. Girard s’explique sur ce point aux pages 29 et suivantes de La Violence et le sacré:
«Le système judiciaire écarte la menace de la vengeance. Il ne supprime pas la vengeance: il la limite effectivement à une représaille unique dont l’exercice est confié à une autorité souveraine et spécialisée dans son domaine. [...] Il n’y a, dans le système pénal, aucun principe de justice qui diffère réellement du principe de vengeance. Le même principe est à l’œuvre dans les deux cas, celui de la réciprocité violente, de la rétribution. Ou bien ce principe est juste et la justice est déjà présente dans la vengeance, ou bien il n’y a de justice nulle part» (Girard 1972, p. 29-30).
De ce fait, le système judiciaire se distingue du système sacrificiel seulement par son efficacité supérieure dans le maintien de l’ordre public. On peut difficilement être plus sceptique et plus désabusé que Girard en matière de justice. Il aurait pu reprendre entièrement à son compte la fameuse Pensée de Pascal:
«Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste». (Pascal, Pensées, Sellier 135).
Du point de vue de la Théorie Mimétique, la «justice» devient ainsi un autre nom du «maintien de l’ordre», ou du rapport des forces, en un lieu et un moment donnés d’une société. Autrement dit, les notions mêmes de «justice» et «d’injustice», et les sentiments qui sont liés à ces notions, sont considérés ici comme de simples illusions:
«Derrière la différence à la fois pratique et mythique, il faut affirmer la non-différence, l’identité positive de la vengeance, du sacrifice et de la pénalité judiciaire» (Girard 1972, p.42)
La déconstruction de la notion de justice s’étend en outre aux notions de «culpabilité» et «d’innocence». La thèse de Girard va être en effet que les «victimes» seules sont réelles, tandis que les «coupables» comme les «innocents» relèvent de l’imaginaire.
Comment distinguer «victime» et «coupable»? Du point de vue de la Théorie Mimétique c’est moins facile qu’on ne pourrait le croire. La Théorie Mimétique nous conduit en effet à faire porter un doute méthodologique sur la notion (et le terme même) de «culpabilité»: si la «justice» ne se distingue pas d’une «vengeance», si sa fonction est non pas de dire le «juste» ou «l’injuste», mais de rétablir l’ordre et la paix dans la communauté, alors nous pouvons toujours soupçonner qu’un «coupable» est en réalité une «victime» qui a été «accusée» de certains crimes tout particulièrement propices à la faire passer du statut d’accusée à celui de victime. Nous devrions donc toujours mettre des guillemets autour du mot «coupable»: car «coupable» a toujours pour référent un discours accusatoire. «Coupable» est un terme intrinsèquement citationnel, qui signifie «déclaré coupable». «Coupable sans guillemets» (difficile à dire, n’est-ce pas?, et à écrire…) est sans doute le chaînon manquant entre «accusé» et «victime». Enlever les guillemets à «coupable», c’est produire le basculement dans la violence.
Au fond, contre quoi ou contre qui s’indigne-t-on? N’est-ce pas nécessairement contre un «coupable sans guillemets»? On ne pourrait pas s’indigner, en effet, ou se révolter, contre quelqu’un (ministre, homme d’affaires, président, directeur de banque ou d’institution internationale) que l’on «présumerait innocent». L’indignation a besoin de certitude, le doute la fait disparaître. Et donc, lorsque nous nous «indignons» contre un système économique (que ce soit le socialisme ou le capitalisme) ou contre un gouvernement (parce qu’il y a du chômage, parce que des gens dorment dans les rues), c’est bien parce que nous les tenons pour des «coupables sans guillemets». Mais comment pouvons-nous savoir qu’un système économique ou un gouvernement sont «coupables sans guillemets» de l’ordre des choses? Où a été fait leur procès? Par qui a-t-il été tranché? Un tel procès serait sans doute impossible, pour des raisons à la fois matérielles (on ne peut pas faire comparaître «le capitalisme» devant un tribunal), politiques (aucun gouvernement n’accepterait d’être jugé dans un tribunal par exemple parce qu’il n’aurait pas réussi à faire baisser le chômage; le problème des politiques n’est pas d’être «coupables» ou «innocents», mais d’être «élus» ou «ré-élus»), et philosophiques (il faudrait déjà pouvoir «instruire le procès», c’est-à-dire définir avant de commencer le procès ce qu’on entend par «capitalisme», ou «responsabilité d’un gouvernement; ce serait donc, par une faute de logique, résoudre la question d’avance). Pour prendre l’exemple du capitalisme contemporain, bien loin donc de pouvoir le condamner comme «coupable sans guillemets», nous ne pouvons même pas espérer, faute de tribunal compétent, le qualifier un jour de «coupable avec guillemets», c’est-à-dire de «déclaré coupable». Notre indignation à son égard ne peut donc que manquer d’aliments juridiques.
Ce discours sera sans doute un peu difficile à entendre. Nous avons tous tellement besoin de coupables… Nous avons tous tellement envie d’enlever les guillemets… Nous aimerions tellement avoir accès à la réalité et non pas à des discours… Nous sommes tellement avides d’unanimité et de certitude sur ce genre de sujets… Mais justement la Théorie Mimétique ne cesse de nous mettre en garde contre ce genre de désirs, désirs de culpabilité objective, désirs de certitude, désirs de châtiments, désirs de violence toujours… Le coupable sans la protection des guillemets sera très vite une victime.
On s’insurgera peut-être, d’un point de vue logique, contre de telles conclusions, et l’on pensera sans doute absurde de remettre en question le fait que le système judiciaire produit des coupables réels, des «coupables sans guillemets». L’obsession du système judiciaire n’est-elle pas, justement, de découvrir les «vrais coupables», d’éviter toute «erreur judiciaire»? N’avons-nous pas les «experts», la «police scientifique», les preuves, les empreintes digitales, bref tous les moyens de trouver les «vrais coupables»? Le travail de la justice ne consiste-t-il pas, précisément, dans la «décitation», ou suppression des guillemets autour du mot «coupable»?
Pourtant, même cela pourrait être discuté: car d’une part il est extrêmement difficile de décrire une action, de dire ce qui a été réellement fait (c’est un problème ontologique majeur: ai-je «appuyé sur la gâchette» ou «tué l’âne de mon voisin»? Ce sont deux descriptions concurrentes, et il y en aurait une infinité d’autres possibles); et d’autre part, quand bien même on aurait défini correctement l’action (c’est très difficile, j’y insiste: par exemple, quand commence exactement un «viol»? Il y a des discussions sans fin à ce sujet), quand bien même, donc, on aurait réussi à s’entendre sur la définition d’une action, resterait à savoir en quelle mesure on la considère comme un crime qui doit ou non être puni. Cela est très variable d’un lieu à un autre ou d’un temps à un autre: voyez l’adultère, l’homosexualité, la prostitution, le viol, les mauvais traitements aux animaux, le fait de fumer, etc. La loi vous déclare «coupable» à un certain moment pour une certaine action, et «innocent» à un autre moment pour la même action. Donc on peut toujours garder la sensation d’un arbitraire social: ce qui était cherché, ce n’était pas tant le vrai coupable, au sens de celui qui aurait vraiment, objectivement, fait quelque chose de mal, mais la victime qu’on pouvait condamner de la façon la plus efficace pour rétablir l’ordre social avec le moins de dépense d’énergie possible. Des «coupables» toujours entre guillemets, mais des victimes bien réelles…


3. L’Étranger et La Chute: peut-on être «réellement coupable»?

Dans tout ce qui précède, j’ai essayé de montrer que la Théorie Mimétique, pour nous délivrer de la violence unanime du mimétisme, propose une vision sceptique et relativiste des notions de justice, d’injustice et de culpabilité. Derrière le «coupable» (déclaré), elle nous apprend à reconnaître une victime (bien réelle), derrière les «justes» (auto-proclamés), des persécuteurs (bien réels), et derrière la «justice» (si souvent invoquée), une vengeance institutionnelle ayant pour finalité de maintenir l’ordre dans une communauté. Par-là se révèle la parenté profonde entre la Théorie Mimétique et la déconstruction derridienne. À la p. 69 de La Violence et le sacré, Girard met ainsi sur le même plan, contrairement à nos attentes les plus constantes, les termes «criminel», «justicier», et «sacrificateur». Nous aimerions en effet qu’un «juge» soit tout autre chose qu’un «justicier», qu’un «criminel», qu’un «vengeur», ou qu’un «sacrificateur». Mais Girard estime que ces personnages sont en réalité très proches les uns des autres. De même nous aimerions qu’un «philosophe» soit tout autre chose qu’un «sophiste», ou encore qu’un «loup» soit tout autre chose qu’un «chien», ou encore qu’un «poison» soit tout autre chose qu’un «remède», bien qu’ils portent en grec tous deux le même nom de pharmakon. La Théorie Mimétique insiste au contraire sur l’impossibilité de «trancher», sur l’«indécidabilité» des figures conceptuelles de la justice comme de l’anthropologie générale, puisque le «bouc émissaire» y est à la fois, justement, un «poison» pour la société et le «remède» à ce poison. La Théorie Mimétique nous plonge même directement dans la «citationnalité», puisque pour elle «coupable» est toujours déjà une «citation», renvoie toujours à un autre discours, et jamais à une réalité.
Girard sait bien ce qu’il doit à Derrida, et à quel point la Théorie Mimétique est souvent proche de la déconstruction. Pour autant, il a toujours perçu dans la philosophie de Derrida un relativisme, un scepticisme, une indifférence à la vérité, un éloignement du «réel», auquel il a toujours voulu opposer une doctrine «réaliste». On doit donc s’attendre à trouver chez Girard, au milieu des thèses sceptiques et relativistes (sur la justice, l’injustice, et la culpabilité) que je viens d’exposer, de soudaines réactions allant dans le sens contraire, et dans lesquelles se fait voir ce souci profond chez Girard de ne pas quitter la «réalité». Autrement dit, on doit s’attendre à voir Girard, comme Job lui-même (dont il se sent parfois, je pense, assez proche en tant que victime d’une sorte d’expulsion théorique presque généralisée, du moins dans son propre pays…), à voir Girard, donc, tenir parfois le discours de ses adversaires, de ceux qui lui sont le plus opposés théoriquement. Il est sans doute impossible en effet de ne pas être contaminé mimétiquement, de temps à autre, par les discours qui circulent sans cesse autour de vous.
Ce double discours (ou, si l’on préfère, ce recul par rapport aux avancées de la Théorie Mimétique) est particulièrement visible dans la très remarquable interprétation que propose Girard du roman de Camus L’Étranger (Girard 1976: «Pour un nouveau procès de L’Étranger», paru en anglais en 1964, puis en français en 1968).
Girard propose une lecture extrêmement critique de L’Étranger, en s’appuyant sur La Chute, dans lequel il voit une auto-critique de Camus, et son authentique chef-d’œuvre. L’Étranger correspondrait, dans l’écriture et dans la vie de Camus, à une période romantique et infantile. L’auteur, par le biais de son héros Meursault, se serait engagé dans un geste contradictoire: clamer son indifférence à l’égard de la société en général, et en même temps faire un geste répréhensible qui fasse que la société remarque cette indifférence. De ce fait, Camus aurait essayé de construire dans L’Étranger la figure impossible d’un «meurtrier innocent». Girard oppose à cette posture d’«indignation» et d’«authenticité», propre au «romantisme» juvénile de l’auteur, d’une part une défense de la justice institutionnelle, et d’autre part le fait que, dans La Chute, Camus renie tout ce qu’il soutenait dans L’Étranger, par une sorte de conversion très semblables à celles que Girard a étudiées dans Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, à la fin des «grands romans», où le héros renonce à la fascination haineuse qu’il ressentait envers ses semblables, et se délivre du mimétisme en acceptant d’être semblable à eux.
Donc, d’un côté la lecture de L’Étranger par Girard est conforme dans ses grandes lignes à la Théorie Mimétique. Il s’agit d’y décrire un auteur essayant en vain de se délivrer de l’esclavage du mimétisme, et de mettre en valeur les postures «d’indignation» et «d’authenticité» par lesquelles il cherche à se prétendre «innocent» tout en rendant la société (et surtout ses juges) «coupables» du sort qu’il subit. Mais d’un autre côté, puisque Girard ne veut pas accepter la fiction construire par Camus-Meursault d’un «meurtrier innocent», il est contraint, dans son interprétation, de considérer Meursault comme réellement coupable, comme «coupable sans guillemets» -et là, pour le coup, en contradiction avec ce que nous avons vu être le cœur de la Théorie Mimétique.
Bien plus, le fait que Girard veuille à tout prix que Meursault soit «réellement coupable» de son meurtre l’empêche, de façon tout à fait incroyable, de voir le parallélisme, pourtant patent, entre Meursault et Job. En général, Girard repère facilement ce genre de schème: le «coupable» est en fait une victime; «l’accusé» est en fait innocent. Girard en fait même le schème fondamental de son anthropologie. Comment donc a-t-il pu ne pas le voir à propos du roman de Camus? Supposons qu’il s’agisse d’Œdipe: Girard dirait-il qu’Œdipe est condamné à bon droit, et qu’il a tort de se plaindre de ses juges, parce qu’il a «réellement commis» deux crimes, tuer son père et épouser sa mère? Certainement pas: la Théorie Mimétique nous a appris au contraire à voir là un discours-type de persécution, et Girard a beaucoup insisté, dans La violence et le sacré, sur le fait que Œdipe n’est pas bien certain d’avoir commis les crimes dont on l’accuse.
Mutatis mutandis, L’Étranger de Camus aurait dû être l’objet de la même interprétation. Quel est aujourd’hui en effet le pire des crimes dont on puisse accuser quelqu’un? Celui qui vous conduit tout droit au lynchage? Est-ce tuer son père et désirer sa mère? Bien sûr que non: ces actes sont devenus même presque obligatoire pour nous autres freudiens. Celui qui ne voudrait pas tuer son père et ne désirerait pas sa mère nous semblerait étrange… D’ailleurs, significativement, L’Étranger s’ouvre sur l’indifférence du narrateur à l’égard de sa mère, indifférence qui lui sera reprochée dans le roman, et qui sera l’une des raisons qui le feront condamner à mort. Si au moins Meursault avait voulu coucher avec sa mère, il aurait sans doute eu l’indulgence du jury… On voit donc que les crimes œdipiens ne sont plus du tout des crimes à nos yeux.
De nos jours, l’accusation suprême n’est plus l’Œdipe, mais le crime raciste. En cela, le roman de Camus touche juste. Qui est accusé d’avoir commis un crime raciste (comme dit sans cesse Camus, repris sans guillemets par Girard, «tuer un arabe»), est presque certain de subir le lynchage contemporain, c’est-à-dire le lynchage médiatique, et d’être très lourdement condamné. Le crime raciste est aujourd’hui l’accusation persécutrice type, le nouveau sacré. Le meurtrier raciste est le pire des hommes, exactement comme Œdipe à Thèbes –alors que dans le monde antique la notion de «crime raciste», bien loin d’être condamnable, n’existait tout simplement pas. Donc Girard aurait pu repérer dans L’Étranger l’accusation persécutrice typique de nos sociétés démocratiques et ouvertes. D’autant plus, Camus y insiste, et Girard est agacé de la réussite technique du roman justement sur ce plan, d’autant plus, dis-je, que Meursault n’est pas bien certain d’avoir commis un crime. Tout le roman est en effet construit pour que ce meurtre soit en quelque sorte détaché de son auteur: il est commis dans une sorte d’hallucination, d’extase mystique, affectif, naturaliste, où Meursault, de toute évidence, est hors de lui-même, ne sait pas ce qu’il fait, n’est pas vraiment présent à cette scène, comme s’il était dans un rêve.
Tous les éléments étaient donc réunis pour déceler dans L’Étranger de Camus un roman du bouc émissaire contemporain: quelqu’un qui s’estime innocent alors que toute la société l’estime coupable, et le condamne à mort. D’ailleurs Girard, presque instinctivement, reprend le vocabulaire de la «persécution» dans un passage du début de l’article:
«En fin de compte, Meursault est un petit bureaucrate sans ambition et en tant que tel rien ne le destine à être persécuté» (Girard 1976, p. 149).
Quelques lignes plus loin, Girard dit que Camus veut faire de son héros un «martyr», et que pour cela il faut qu’il lui fasse faire un acte «répréhensible», mais dont il soit cependant «innocent»; et à la fin de l’article, Girard compare Meursault à Œdipe, «autre héros de la littérature de procès», mais comme en passant et comme s’il n’avait pas encore remarqué, à l’époque où il écrivait cet article, que Œdipe pouvait très bien ne pas avoir commis les crimes dont on l’accusait.
Malgré ces quelques passages, Girard reprend en effet dans son article, pour l’essentiel, le discours des persécuteurs. Meursault «est coupable, parfaitement coupable»; il a «réellement commis un crime», c’est l’essentiel, c’est pour cela qu’il est condamné à mort. Sa plainte contre les juges n’est pas celle d’un innocent injustement accusé, comme il le prétend, c’est la plainte infantile d’un enfant boudeur et qui veut se faire remarquer, comme l’écrivain Camus voulait se faire remarquer du public. Meursault est «coupable sans guillemets». On a presque l’impression que Girard pourrait ici tenir le rôle des fameux «amis» de Job, qui veulent absolument lui faire endosser la responsabilité du châtiment qui lui arrive… Girard est tellement énervé contre la prétention de Camus à avoir présenté un héros qui soit à la fois «meurtrier» et «innocent», qu’il va jusqu’à souligner en italiques 5 lignes entières de son texte pour bien insister sur la culpabilité réelle de Meursault et sur l’incohérence générale du roman:
«On nous conduit insensiblement à l’incroyable conclusion que le héros est condamné à mort non pour le crime dont il est accusé et dont il est réellement coupable, mais à cause de son innocence que ce crime n’a pas entachée, et qui doit rester visible aux yeux de tous comme si elle était l’attribut d’une divinité» (Girard 1976, p. 151; italiques de Girard; soulignement de CR).
Mais Girard n’est-il pas le premier à savoir et à dire que celui que tous accusent et veulent condamner à mort n’est sans doute pas aussi «coupable» que le dit la foule, et peut-être pas tellement plus coupable que chacun de ceux qui l’accusent? Que c’est là l’histoire même de l’humanité?


Conclusion: l’introuvable innocence

Toutes ces analyses nous conduisent, pour conclure, à mettre en lumière et à expliquer une difficulté assez inattendue de la Théorie Mimétique, concernant la notion «d’innocence». On dit souvent que la Théorie Mimétique nous apprend à reconnaître «l’innocence» des boucs-émissaires, des persécutés. Tel serait le message porté au plus haut point par le Christ, et avant lui par toutes les figurae Christi (Job, la «bonne mère» du jugement de Salomon, et tous ceux qui ont essayé de briser l’unanimité violente du mimétisme persécuteur). Pourtant, à bien y réfléchir, la Théorie Mimétique ne peut pas dire exactement cela. Car, selon cette théorie, il n’existe pas plus d’«innocents sans guillemets» que de «coupables sans guillemets». La Théorie Mimétique nous apprend en effet à renoncer à un monde partagé entre des individus «réellement coupables» et des individus «réellement innocents», et à comprendre (comme l’illustre la parabole de la «femme adultère») que nous sommes tous identiquement «coupables» et «innocents» à des degrés divers, mais jamais totalement l’un ni totalement l’autre, et que l’humanité ne se divise pas, sauf dans les mythes, en «coupables» et «innocents», pas plus qu’entre «Justes» et «méchants». Par conséquent, lorsqu’il nous arrive de trouver, dans le cadre de la Théorie Mimétique, des déclarations sur l’innocence réelle ou la culpabilité réelle de certains individus, nous savons que nous sommes momentanément en train de lire le contraire de ce que soutient la Théorie Mimétique. Pour parvenir sinon à supprimer entièrement, du moins à réduire les sources et les occasions de la violence mimétique, la Théorie Mimétique ne devrait pas hésiter à aller jusqu’au bout de son scepticisme, de son relativisme, et maintenir sa distance au «réalisme». Comme le montrent les analyses girardiennes du livre de Job et des romans de Camus, jusque dans les difficultés qu’elles rencontrent, la Théorie Mimétique permet en effet de relativiser, déconstruire, ou citationnaliser les notions de «justice», «injustice», «culpabilité», «innocence», et par conséquent tous les sentiments moraux qui leur sont liés et les certitudes violentes qui en découlent.


Ouvrages de Girard cités dans le présent article:

- (1961), Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris («Pluriel»).
- (1972), La Violence et le sacré, Grasset, Paris («Pluriel»).
- (1976) Critiques dans un souterrain. Lausanne: l’Âge d’Homme (Édition utilisée: Le livre de poche, «biblio-essais»).
- (1985), La Route antique des hommes pervers, Grasset, Paris (Édition utilisée: Le livre de poche, «biblio-essais»).
- (1976) Critiques dans un souterrain. Lausanne: l’Âge d’Homme (Édition utilisée: Le livre de poche, «biblio-essais»).
- (1972), La Violence et le sacré, Grasset, Paris («Pluriel»).
- (1961), Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, Paris («Pluriel»).
B. Pascal (2010), Pensées (1662), édition de Philippe Sellier, Paris: Classiques Garnier.



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