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D’un désir mortifère d’immortalité. A propos du transhumanisme*

JEAN-MICHEL BESNIER
Université Paris-Sorbonne
EA 3539 « Rationalités contemporaines »

Articolo pubblicato nella sezione Il futuro della natura umana

« Guerre à la mort » : l’expression a été récemment utilisée par la journaliste Raphaëlle Rérolle pour intituler son compte-rendu du livre La nuit tombe quand elle veut  dans lequel Marie Depussé raconte l’agonie de son jeune frère (Le Monde, 2 décembre 2011). « Guerre à la mort » : l’expression exprime aussi l’irréconciliation de nos contemporains avec ce que certains considèrent encore comme la source du sens que prend pour eux la vie. « Guerre à la mort » : l’expression résume enfin les efforts déployés aujourd’hui, parfois jusqu’à la panique, par nombre de programmes de recherches technoscientifiques qui prétendent en finir avec le scandale de l’interruption non voulue de l’existence humaine.


L’immortalité ordinaire

L’immortalité s’est banalisée. Elle a quitté le terrain de la religion dans laquelle elle figurait comme le mobile des tout premiers cultes et donc, si j’ose dire, l’aliment de base des croyants. Elle a débordé l’espace de la métaphysique où l’on s’obstine à en finir avec la finitude humaine, à force de systèmes visant à rendre raison de l’illusion du mal et du temps. Elle a acquis à présent la dignité d’un objet scientifique au sein des laboratoires qui entreprennent de comprendre les mécanismes du vieillissement afin de les contrôler, voire de les neutraliser. Il est désormais fréquent qu’on vous explique dans les médias le rôle de la télomérase, cet enzyme qui intervient dans la division des cellules germinales à quoi l’organisme doit de se renouveler. L’opinion s’impose de plus en plus selon laquelle la sénescence serait une pathologie dont on devrait bientôt guérir, la mort une simple maladie dont on viendra à bout grâce à des antioxydants et à une alimentation choisie. Rien de naturel dans la mort, laisse-t-on de plus en plus dire.
Edgar Morin concluait son livre L’homme et la mort, en 1976, par ces mots : « la mort n’est pas une nécessité de la vie organique » (éd. Le Seuil p.311). Venait à l’appui une explication invoquée aujourd’hui par ceux qui se sont baptisés les « amortels » (Joignot, 2011): nos cellules germinales sont potentiellement immortelles, elles se transmettent par scissiparité, de génération en génération depuis les origines ; seules sont mortelles en nous les cellules somatiques, résultat d’une différenciation qui constituent l’individu que nous sommes et qui meurt avec elles. Belle prémonition portée par Edgar Morin et désormais répandue : supposé que nous trouvions le moyen de ramener nos cellules somatiques à la condition des cellules germinales et que nous fassions prévaloir la scissiparité comme moyen de reproduction, n’aurions-nous pas alors la clé de l’éternité ? D’où l’intérêt entretenu par les médias pour les cellules souches embryonnaires et les procédés de restitution de la totipotence des cellules somatiques, d’où aussi l’attention prêtée à la prospective entourant le clonage reproductif ou l’ectogénèse (l’utérus artificiel) qui signeraient la défaite de la reproduction sexuée au profit de quelque chose comme la scissiparité dont bénéficient encore les êtres unicellulaires (exemptés de la distinction entre le germen et le soma), êtres dont « l’amortalité » est connue depuis longtemps et à présent, enviée. C’est ainsi que commence à se faire insistante la conviction que la mort est liée à la sexualité et que sa suppression passerait par un régime de reproduction par scissiparité, telle que nos technologies toutes dominées par l’objectif de réplication pourraient le réaliser. Voilà comment l’immortalité devient populaire et la médecine régénérative une source d’espérance susceptible de relayer les religions de toujours.
La question est donc à présent posée : l’humain qui vivra 1000 ans est-il déjà né ? Au moins cette question fixe-t-elle une limite temporelle en restreignant la visée d’immortalité à une longévité au mieux indéfinie. Ceux qui la formulent en ces termes se prévalent en général d’un « réalisme » fondé sur des possibilités techniques qui devraient les démarquer des pourvoyeurs de science-fiction : « l’homme augmenté », dont les milieux médicaux acceptent de plus en plus le nom et la représentation, bénéficiera bientôt d’organes de rechange grâce à la mise en culture de ses cellules souches qui permettra à son organisme de recevoir un renouvellement continué. Un jour prochain, chacun suivra cette voie d’abord exceptionnelle et pourra se constituer « une sauvegarde génétique » qui lui permettra de réparer ce qui est endommagé dans son corps, grâce à ses propres cellules stockées. Ou bien, dans le même registre régénératif, le cerveau de l’« homme augmenté » sera lui-même soustrait à la dégénérescence et préservé, après modélisation et simulation numérique, sur des matériaux inaltérables (ou même des dispositifs dématérialisés) qui permettront à sa conscience d’habiter de nouveaux corps ou espaces virtuels. La mort, dans cette dernière ambition, ne tiendra plus qu’à la décision de « se débrancher », à l’instar de la faculté qu’offre n’importe quel logiciel.


Transhumanisme et immortalité

L’immortalité est décidément devenue chose banale, et l’on accueille avec de plus en plus de respect ceux qui font métier d’inciter les technosciences à lui donner crédibilité et acceptabilité, en l’occurrence : les mouvements transhumanistes.
L’un d’entre eux, dès 1991, a donné le ton en annonçant non seulement vouloir en finir avec la mort mais également avec les limites naturelles, en inversant tout simplement l’entropie qui voue notre univers à une irréversible dégradation, selon l’enseignement du second principe de la thermodynamique. Max More, Président d’Extropien Institute, affiche dans son Manifeste un optimisme pragmatique, nourri d’abord du refus de l’humaine condition : « Nous n'acceptons pas les aspects indésirables de la condition humaine. Nous défions les limitations naturelles traditionnelles imposées à nos possibilités. Nous soutenons l’utilisation de la science et de la technologie pour avoir raison des contraintes sur la durée de nos vies, de notre intelligence, de la vitalité personnelle et de la liberté. Nous reconnaissons l’absurdité d’accepter les limites naturelles à notre longévité avec résignation… »  (www.extropien.ca.tc) Inspiré par cet optimisme qu’on pourrait qualifier d’hyperhumaniste s’il ne rejetait pas la vulnérabilité attachée au fait d’être né de l’homme, Marc Roux a fondé l’Association Française Transhumaniste – Technoprog ! – pour avaliser en tout premier lieu un désir d’immortalité étayé sur le fait que l’évolution des technologies nous rend désormais capables de contrôler et d’orienter l’évolution biologique. Cependant, Marc Roux n’est pas totalement dupe du fantasme d’immortalité mais il est réceptif au désir d’éternité dont l’humain ne peut se débarrasser et que les technosciences aiguisent en lui : « Ce que propose donc le Transhumanisme, explique-t-il avec une certaine humilité, ce n’est pas d’atteindre l’Immortalité car la mortalité accidentelle demeure, mais de vaincre la mortalité biologique – ce qui ne serait déjà pas un mince exploit » (Roux, 2011). Mais la palme de la revendication immortaliste revient sans conteste à Mihail Rocco et William Bainbridge, les deux auteurs du Rapport remis en 2002 au gouvernement américain, sous le titre « Converging Technologies for improving human performance ». Grâce à eux, la convergence technologique, connue désormais sous l’acronyme NBICs (N – comme nanotechnologies -, B – comme biotechnologies -, I – comme sciences de l’information – et C – comme sciences cognitives et neurosciences), est réputée ouvrir la perspective d’une pleine réalisation de l’humanité, ce qui suppose naturellement qu’on parvienne d’abord à régler son compte à la mort, qu’on fasse triompher ensuite une intelligence non biologique et que l’on obtienne enfin de régénérer l’univers tout entier. Dans ce programme à trois volets, l’immortalité figure de toute façon en première place et le Rapport de la NSF le proclame : une cyberhumanité immortelle verra le jour avec la faculté bientôt acquise de « transférer le contenu informationnel du cerveau ». Tout le reste, qui doit composer le bonheur absolu, suivra. Ray Kurzveil à qui Google, la Nasa, Nokia et quelques autres grands groupes industriels ont confié la création de l’Institut de la Singularité, dans la Silicon Valley, développe avec force arguments le cahier des charges transhumaniste dans un livre traduit sous le titre L’Humanité 2.0. La Bible du changement. On ne soulignera jamais assez combien les discours « hype » tenus par les technoprophètes d’aujourd’hui nous ont habitués à attendre l’impossible, qui aura raison bientôt de notre clairvoyance à l’égard de la démesure technologique.
Derrière les ambitions affichées par les transhumanistes, les attendus idéologiques accusent un grand écart : ou bien elles portent l’humanisme a sa limite, en exigeant des technosciences le maximun (H+ est désormais le nouveau nom de l’Association mondiale du Transhumanisme fondée en 1998 par le suédois Nick Boëstrom), ou bien elles conspirent à faire advenir l’au-delà de l’humain, un posthumain susceptible de relayer l’humanité à la faveur d’une émergence que nous aurions contribué à préparer, en introduisant dans notre environnement des dispositifs techniques de plus en plus autonomes et donc imprévisibles. Dans les deux cas, transhumanisme ou posthumanisme, l’immortalité est à la clé des attentes générées par les technosciences. L’ignorer serait sans doute déchoir et ne pas se montrer à la hauteur du prométhéisme dont nous sommes issus.


Métaphysique et transhumanisme

Le programme des transhumanistes s’inscrit dans le droit fil de celui des métaphysiciens de toujours qui s’exercent à obtenir le triomphe de l’Esprit sur la Nature, l’identification même avec Dieu dont le Verbe a produit la Réalité elle-même. La chose aura été dite de diverses manières, par de nombreux auteurs. Dans les années 1950, Günther Anders diagnostiquait déjà la farouche résolution des ingénieurs à faire advenir un monde plein de gadgets qui consacrerait – sur un mode certes dérisoire - la réalisation du rêve des métaphysiciens de « fabriquer » ce qui paraissait nous être imposé comme un donné naturel (Besnier, 2010). La démiurgie a trouvé aujourd’hui la pleine mesure de ses fantasmes et la biologie de synthèse serait ici propice à l’illustrer : ne s’agit-il pas pour elle – par définition - de permettre l’émergence de « créatures qui n’existent pas dans la nature » ? La technique accomplit le devenir-monde de la métaphysique fondée sur l’affirmation du sujet tout-puissant, ainsi que l’avait prévu Heidegger qui regardait la cybernétique comme rien moins que l’héritière de la philosophie elle-même. Quoi d’étonnant si le mouvement qui transite des systèmes métaphysiques aux programmes technoscientifiques cristallise sur l’immortalité, en réactualisant au passage des mythes et des croyances archaïques. Après le Golem, on a ainsi vu Gilgamesh ressurgir pour attester la recherche et la morale de « la vie sans fin » qui habitent l’humain, pour ainsi dire de toute éternité. On s’évertue aussi à réinscrire parfois le transhumanisme dans une veine d’inspiration remontant à la philosophie hermétique d’Hermès Trismégiste (Sussan, 2005): ce personnage mythique de l’antiquité gréco-égyptienne, mixte d’Hermès et de Thot, aurait marié en une même religion la connaissance et la technique, aiguisé la pulsion alchimique de la Renaissance et justifié la quête de l’immortalité qui s’en est nourrie. Cette religion née de l’hermétisme a pu rencontrer ensuite la gnose chrétienne et la conviction que le monde a beau être mauvais, la connaissance pourra toutefois jouer un rôle rédempteur. Elle a surtout, dit-on, alimenter une mentalité magique dont nous ne serions toujours pas tout à fait privés – celle qui porte à confier à quelque code la clé de l’explication ultime des choses : code numérique, comme chez les disciples de Pythagore ; code alphabétique, comme chez les kabbalistes ; code informationnel, comme chez les contemporains de la numérisation généralisée… Last but not least, la philosophie hermétique réveille la religion qui encourage à fabriquer des dieux, en accordant essentiellement l’immortalité à l’humain lui-même.
Mises en perspective par rapport à l’amont des traditions attachées à Hermès Trismégiste, les spéculations transhumanistes ne peuvent que consentir à leur dimension religieuse et assumer ainsi pleinement leur obsession de l’immortalité (est-ce un hasard si William Bainbridge, le co-auteur du Rapport NSF sur la Convergence technologique, fut d’abord connu comme historien des religions ?). De là qu’elles conduisent à argumenter la nature foncièrement religieuse de toute science, il n’y a qu’un pas qui irrite forcément les adversaires du relativisme. Il suffit pour se convaincre du risque encouru par le rationalisme de considérer la manière dont le darwinisme est embarqué dans la question de l’immortalité : au titre d’une doctrine qui admet que ni le vieillissement ni la mort n’ont de nécessité biologique, comme je l’ai rappelé, mais qui, en outre, révèle la vanité des individus à se croire l’alpha et l’oméga de l’évolution. La vieillesse et la mort n’ont aucune nécessité si le gène est seul véritable sujet dans le jeu des possibles qu’est la vie : gène « égoïste », selon l’expression de Richard Dawkin, qui ne cherche qu’à se reproduire, à trouver à s’optimiser et à se transmettre en colonisant un organisme qui peut bien vieillir ou mourir, pourvu qu’il ait su remplir sa fonction de « container à gènes ». La jonction de cette version du darwinisme avec la philosophie de Schopenhauer ou la vulgate bouddhiste est sans surprise : l’individuation est un leurre et tout ce qui l’encourage une inutile source de souffrances. Désacralisée, l’immortalité est une affaire qui peut bien se résumer au seul contrôle de la réplication des cellules, pourvu seulement qu’on ne se mette pas en tête de la transformer en un projet pour l’individu lui-même. La naïveté des transhumanistes est sans doute de céder à cet entêtement et de confirmer le jugement du philosophe Miguel de Unamuno qui savait qu’on ne se contenterait jamais d’une immortalité par procuration, réservée en fait aux seuls composants de l’individu : « Et l’on vient nous tromper avec la tromperie des tromperies, et nous dire que rien ne se perd, que tout se transforme, muer et change, que la plus minime parcelle de matière ne s’anéantit pas, ni ne s’évanouit la plus petite quantité de force ; et il y en a qui prétendent nous consoler avec cela ! Pauvre consolation ! Je n’ai cure ni de ma matière ni de ma force, puisqu’elles ne sont pas miennes tant que je ne suis pas moi-même mien, c’est-à-dire éternel. Non, me submerger dans le grand Tout, dans la Matière ou la Force, infinies et éternelles, ou en Dieu, ce n’est pas à quoi j’aspire ; j’aspire non à être possédé par Dieu mais à le posséder, à me faire Dieu sans cesser d’être le moi que je vous dis être aujourd’hui. Les ruses du monisme ne nous servent de rien ; de l’immortalité nous voulons la réalité substantielle et non l’autre ! » (Unamuno, 1937, p.62-63). La revendication orageuse du penseur chrétien en faveur d’une immortalité incarnée, aide à situer l’exigence pathétique du transhumaniste qui ne peut se satisfaire de l’humain, mais pas renoncer à la forme singulière qu’il prend pour chacun d’entre nous.


L’immortalité ou la haine de la vie

L’obsession de l’immortalité prouve au moins que le transhumanisme n’est pas totalement disposé à en finir avec le corps, contrairement à ce que son ambition de fusionner avec les machines, sa fascination pour la virtualisation ou la cyborgisation donneraient à croire. L’immortalité réveille le rêve de pérenniser ce que l’on est parvenu à être. En ce sens, il demeure de la frilosité dans la résolution à faire advenir un homme nouveau, sinon un posthumain – une touchante frilosité qui entend préserver dans l’inédit les atouts du narcissisme. Les Manifestes transhumanistes qui en appellent à l’immortalité sont implicitement hantés par la mésaventure de Tithon, le malheureux amant de la déesse Eos laquelle demanda pour lui à Zeus l’immortalité en oubliant d’exiger aussi qu’il jouisse d’une éternelle jeunesse. « Mourir physiquement jeune » est déjà perçu comme une injustice que la science ne doit pas permettre. Mais « vivre éternellement en vieillissant chaque jour un peu plus » » serait le comble de la misère, une blessure narcissique de plus en plus béante. C’est bien pourquoi la vieillesse et la mort sont l’objet d’un même combat, d’une approche à la fois technique (on en viendra à bout en manipulant le vivant) et religieuse (on jouira de leur suppression en consentant à transgresser la limite de l’humain).
Les philosophes auraient lieu d’intervenir à propos des fantasmes éternitaires de leurs contemporains. Pas seulement pour tenter de les réconcilier avec le vieil âge qui offrirait le détachement jadis célébré par L’Eloge de la folie d’Erasme. Pas seulement pour essayer de les convaincre de la prodigieuse source d’inspiration spirituelle représentée par la mort. Mais pour les restituer à leur nature radicalement érotique.
Il y a en effet loin du désir d’éternité à l’aspiration à l’immortalité. Platon a su le démontrer. Enfant de Pénia (la Pauvreté) et de Poros (l’Expédient), né sous le signe d’Aphrodite (la Beauté), on comprend pourquoi Eros a chevillé au corps le goût de l’Absolu. La tension qui résulte de son ambivalente filiation constitue, on le sait, son humanité elle-même. Elle le situe dans la plus profonde distance avec les dieux dont l’impassibilité est pour lui l’expression même de l’inhumanité. Dans Le Banquet, Platon a su dire combien le désir d’éternité est aux antipodes de la volonté d’immortalité, qui équivaut aussi bien à la mort du désir lui-même. A cet égard, le transhumanisme apparaît au philosophe comme une machine à tuer le désir, à dés-érotiser l’humain : l’idéologie techniciste à laquelle il adhère le découvre, je l’ai dit, tout entier dominé par le vertige de la duplication mécanique du vivant, contre la reproduction sexuée qui introduit les aléas de la différence. Le pouvoir est, selon lui, du côté de la multiplication des objets, offerts à la sélection par le marché, et on devrait s’attacher à célébrer les prouesses de l’imprimante 3D au même titre que celles de la biologie de synthèse. L’idéologie scientiste qui caractérise par ailleurs le transhumanisme le conduit naturellement à vouloir en finir avec le hasard sous toutes ses formes : programmer le vivant, le fabriquer, permettre qu’il fusionne avec la machine, sont autant d’intentions qui en disent long sur le refus de la vie dont les biologistes savent qu’elle est foncièrement sans projet. La fascination pour la scissiparité, le refus de laisser le hasard de la rencontre de gamètes décider du vivant à venir, étaient déjà au principe du Manifeste futuriste de Marinetti, à la fin des années 1920, et l’on mesure aujourd’hui mieux la portée du message destiné à rejeter l’inertie supposée de la Nature au profit de la dynamique inscrite dans la Technique –à refuser aussi la Femme au motif qu’elle endosse la Nature et ses déterminismes.
Le désir suppose le temps, l’incomplétude, la séparation, tout ce qui s’impose comme limites naturelles au regard de « l’homme artificiel » que les technosciences pourrait fabriquer. Le bonheur promis par la transhumanisme exclut à l’évidence l’aventure sexuelle et les errements du désir en général. La cybersexualité n’apparaît pas même comme un substitut enviable dans les proclamations transhumanistes, car le désir y maintiendrait sans doute l’inclination à « se vouloir un dans l’autre comme en soi » - une inclination à laquelle on préfère objecter la disparition des genres eux-mêmes telle que la cyborgisation pourrait contribuer à l’anticiper (Haraway, 2007 ; Hocquet, 2011).
S’il est une métaphysique sous-jacente au transhumanisme, c’est celle du Un et de l’Immobile, de l’Etre parménidien voué à la répétition du Même. S’il est en lui une figure dominante telle qu’elle imposerait un idéaltype, c’est celle qu’incarne le héros mythologique, solitaire et désœuvré, triste personnage que le cinéma contemporain convoque dans Blade Runner, Matrix ou Terminator. S’il est, en définitive, un destin dans le transhumanisme, c’est celui qui culmine avec la pulsion de mort dont les psychanalystes savent qu’elle fonctionne comme aspiration au retour à la symbiose première, celle d’avant la scission et la séparation qui accompagnent la naissance. Comment expliquer autrement l’insoutenable bonheur promis par les technoprophètes et subordonné par eux aux technologies qui supprimeront tout événement et altérité ?
L’immortalité appelée des vœux du transhumanisme est décidément le masque d’une haine de la vie. Détester la mort équivaut bel et bien à détester la vie, ce que sera parvenu à suggérer le dernier homme nietzschéen, réfractaire pêle-mêle au hasard, à l’imprévisible, à l’intensité et au risque. On l’aura compris : les technologies qui pourraient réinventer l’homme lui-même n’ont d’autre ambition que de transformer la vie en projet, ignorant sans doute que seule la mort peut le permettre en mettant un terme au « jeu des possibles » et en figeant la trajectoire du vivant en un irrémédiable destin. On ne réclame l’immortalité qu’en tirant la vie vers la mort, quitte à s’illusionner et à confondre cela avec le bonheur. Comme les métaphysiques, le transhumanisme prétend conjurer l’altération sous ses multiples aspects, celle qu’on traduit en termes de mal dans la tradition judéo-chrétienne, en termes d’altérité dans la plupart des cultures. C’est ainsi que l’immortalité technologiquement rêvée dévoile au grand jour le désir mortifère qui la porte.

Rencontrant il y a plusieurs années les mouvements transhumanistes, séduit d’abord par la trajectoire qui les inscrivait dans la contre-culture américaine et dans l’aspiration à une révolution proprement métaphysique, je fus bientôt convaincu qu’ils prospéraient dans un contexte où la dépression était appelée à se développer. Une dépression accrue par le sentiment d’impuissance que nous éprouvons devant la démesure de nos technologies, aussi bien que par l’hyperactivité que nous imposent les impératifs compétitifs et innovateurs de nos sociétés (Besnier, 2010 et 2012). L’obsession de l’immortalité affichée par les Ray Kurzweil, Eric Drexler, Kevin Warwick ou Aubrey de Grey me semble symptomatique de l’utopie de la sortie de soi de l’humain qui caractérise si bien les dépressifs disposés à fusionner avec les machines, à se débarrasser du corps – de « la viande – auquel ils reprochent sa vulnérabilité, à se laisser happer par les délices de la virtualisation parfois associée aux mirages de l’Orient, tel qu’il arrive à Michel Houellebecq de le convoquer dans ses romans. Incapable d’affronter la complication de l’existence, le dépressif consent à se laisser réduire à l’élémentaire des comportements résilients, au pulsionnel de la vie animale, aux automatismes de la vie machinique. L’animal comme la machine s’imposent à lui comme un alibi à la haine de soi. Comment l’immortalité qu’on lui laisse envisager pourrait-elle l’arracher à cette haine ? Comment pourrait-il accueillir le transhumanisme et ses fantasmes immortalistes autrement que comme un anxiolytique propice à éteindre en lui la vie elle-même ?


Textes

Besnier J-M., 2010, Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Fayard (et Pluriel 2012)
Besnier J-M., 2012, L’homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Paris, Fayard
Haraway D, 2007, Le Manifeste Cyborg, Paris, Exils Editeur
Hocquet T., 2011, Cyborg Philosophie : penser contre les dualismes, Paris, éditions Le Seuil
Joignot F., 2011, « Vivre 120 et même plus » in Le Monde Magazine n°93 du 25 juin
Roux M, 2011, « Transhumanisme et immortalité », Conférence donnée le 5 avril 2011 à la Gaité Lyrique (Paris), accessible sur le site de l’Association Française Transhumaniste
Sussan R., 2005, Utopies posthumaines. Contre-culture, cyberculture, culture du chaos, Paris, Omniscience
Unamuno M. de, 1937, Le sentiment tragique de la vie, Paris, Gallimard



* Articolo pubblicato sulla rivista « Cités », 2013/3 (n. 55)



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