Le niveau le plus complexe de l’éthique -où coexistent différents systèmes de valeurs et de normes-, sans être lui-même normatif à la façon d’une philosophie morale universaliste, peut ne pas être le champ d’une relativisme moral où l’on ne ferait qu’établir un catalogue des mœurs et coutumes. Cette éthique, qu’on peut définir «complexe», au lieu de sembler une sorte de méta-éthique, se rapproche plutôt à une éthique de l’argumentation où sont mis en dialogue les différents systèmes de valeurs et de normes - la seule règle du dialogue étant la nécessité de résoudre des problèmes pratique de coexistence, sans avoir recours, autant que possible, à la guerre.
Le succès n’est jamais garanti, mais il n’est pas ne plus si utopique qu’on le croit. Plusieurs facteurs peuvent y contribuer: par exemple l’expérience relativement récente des comités d’éthique dans les sociétés occidentales pluralistes où coexistent des systèmes différents de valeurs et de normes permet de s’en rendre compte. L’un de ces facteurs est la présence chez tous les individus de ce fond commun d’expériences de plaisir et de douleur, même si elles sont recouvertes par les strates de l’histoire et de la culture du groupe.
Un autre facteur, très important, est une particularité de nos systèmes de communication et d’argumentation, où nous tentons de répondre à des questions en termes de causes, ou de raisons, ou de motivations. Il s’agit d’une propriété remarquable qui apparaît comme une faiblesse théorique de beaucoup de nos systèmes d’explication, mais qui se retourne en une force, un avantage, dans notre pratique de l’intersubjectivité.
Ce phénomène a été analysé dans des contextes différents sous le nom de sous-détermination des théories par les faits, d’abord par des épistémologues, Duhem, puis Quine, et nous le retrouvons aujourd’hui dans nos tentatives de modélisation de systèmes naturels complexes.
Très schématiquement, tout système dynamique (par exemple un réseau de neurones, ou de cellules du système immunitaire, ou de réactions métaboliques dans une cellule, etc.) a la propriété de converger vers l’un de ses états stables ou de ses attracteurs par plusieurs chemins possibles. Ces chemins sont différents entre eux non seulement du fait de conditions initiales différentes, qui peuvent provenir de contingences de l’histoire ou de déterminations précédentes, mais encore du fait de structures différentes du réseau. La structure d’un réseau est déterminée par la façon dont ses éléments sont connectés les uns avec les autres. Mais il se trouve que des connexions différentes, qui expriment des théories ou des modèles différents, peuvent toutefois produire des attracteurs identiques, et prédire ainsi les mêmes observations, si celles-ci, comme c’est souvent le cas, se réduisent aux états stables. Cette sous-détermination des modèles par les observations ne change pas de façon significative, même si l’on peut aussi observer les différents chemins qui conduisent le système dans ses attracteurs. Donc, la difficulté de la théorisation ne vient pas d’un manque de théorie, mais au contraire d’un trop grand nombre de théories correctes’, qui prédisent les mêmes observations sans que l’on puisse déterminer laquelle serait plus ‘vraie’ que l’autre.
Sans aucun doute, nous sommes devant à une forme de faiblesse de la théorie. Le même phénomène pourtant appliqué non pas aux modèles mais aux systèmes naturels eux-mêmes (par exemple aux réseaux néuronels qui constituent effectivement nos cerveaux et non aux réseaux de neurones formels que nous utilisons pour les simulations), apparaît au contraire comme une sorte de robustesse de leur dynamique. Lors qu’on l’applique au fonctionnement de nos cerveaux réels, cette potentialité de converger vers un même état final, par des chemins différents et malgré des structures différentes, explique peut-être une propriété remarquable de notre intersubjectivité: il est beaucoup plus facile de s’accorder sur des conclusions que sur la manière d’y parvenir. Dans ce cas, il ne s’agit plus de la sous-détermination des théories par les faits ou des modèles par les observations, mais de la sous-détermination des décisions par les motivations. Il s’agit d’un exemple d’isomorphisme où les motivations jouent le rôle des théories et les décisions celui des faits.
Tout cela peut sonner curieux, et même choquant pour notre pensée fondée sur la déduction et la rationalisation. Or, nous en faisons souvent l’expérience et les délibérations des comités d’éthique en fournissent, entre autres, des exemples significatifs.
La composition pluraliste de ces comités reflète le pluralisme des visions du monde qui caractérise nos sociétés. Quand des personnes sont confrontées à une question spécifique, comme le caractère moralement acceptable ou non de telle ou telle pratique, il arrive assez souvent qu’elles réagissent spontanément de la même façon, avant même d’exposer les raisons de leur position. Les difficultés apparaissent ensuite quand il s’agit d’analyser et de justifier cette réaction; quand il s’agit, en autres termes, d’argumenter sur le caractère acceptable ou non de cette pratique, alors que cela semblait presque évident au premier regard. Un exemple peut être très illustratif: tous s’accordaient d’emblé au Comité consultatif national d’éthique français pour juger inacceptable l’utilisation, dans l’industrie de cosmétiques, d’embryons humains avortés. En termes plus généraux, confrontés à une situation donnée, et d’autant plus qu’il s’agit d’un cas particulier bien circonscrit, nous commençons par réagir avec notre sensibilité, sur ce qui nous semble bon ou mauvais. Et s’il arrive alors que nos conclusions soient les mêmes (ne serait-ce que parce que le nombre d’options est limité), il conviendra, à la limite, ne pas se demander pourquoi et ne pas trop analyser les motivations de chacun; car c‘est bien alors que peuvent apparaître des désaccords parfois irréductibles, aux niveaux des croyances et des principes. Il faut toutefois bien souligner qu’il est très important de ne pas renoncer à s’interroger et à comparer les motivations. Car le malentendu relatif, ou pour utiliser les mots de Wittgenstein « le flou des langages naturels»» (par opposition à la précision des langages formels), est ce qui rend possible parfois que le dialogue commence. Par là aussi, si un accord général sur des concepts et sur des principes a priori est hors de portée, une éthique universelle de fait peut se construire, morceau par morceau, dans une démarche tâtonnant de bas en haut, plutôt que déductive, de haut en bas. Dans ce gendre de processus, nous trouvant en accord localement sur telle conclusion pratique, malgré notre interlocuteur se réclame d’un système de valeurs différent du nôtre, nous pouvons être conduits à relativiser nos propres éthiques, sans pour autant les dévaloriser. Autrement dit, le malentendu sur les motivations n’empêche pas parfois que le dialogue puisse progresser. En outre, le fait d’avancer peut faire prendre conscience du malentendu lui-même et relativiser, sinon supprimer, les oppositions entre croyances.
En fait, sous une forme très générale, contrairement aux apparences, cette idée d’une sous-détérmination des décisions par les motivations n’est pas nouvelle. Déjà Spinoza avait soutenu que la raison et la fois, chacune sous des formes propres, peuvent conduire au même principe d’aimer son prochain[2].
Pour venir plus prés de nos jours, la notion de «overlapping consensus», proposée par John Rawls à propos de procédures d’établissement et de justification de normes ou de principes, n’est pas en elle-même très différente[3]. Le respect des droits de l’homme a été accepté comme principe fondamental dans des cultures différentes, tout en étant justifié de façon variés. Par exemple, la démocratie et les droits de l’homme dans contexte bouddhiste peuvent être justifiés comme valeurs fondamentales par le souci de la non-violence, plutôt que par celui de la dignité ou de l’égalité comme dans les sociétés occidentales. En tout cas, l’overlapping consensus joue un rôle différent, suivant qu’il porte sur des jugements circonstanciels particuliers, interdisant ou permettant telle ou telle pratique, ou sur l’établissement de normes et de principes généraux tels que ceux de la démocratie, le respect des droits de l’homme, ou la règle d’or. Dans le premier cas, la convergence vers une même conclusion à partir de motivations et justifications différentes est la conclusion d’un processus de prise de décision collective. Dans le second cas, la question rebondit sur comment appliquer le principe dans des situations particulières. Une fois accepté le principe d’aimer son prochain, comment l’appliquer dans telle ou telle situation? Il est probable que les justifications différentes qui avaient conduit à l’accepter produisent des justifications différentes sur la façon de l’appliquer. Contrairement à la sous-détermintaion des modèles par les faits, qui se retourne en sous-détérmination des décisions par les motivations, l’overlapping consensus sur des normes ou principes généraux concerne une étape intermédiaire du jugement moral, entre, d’une part, des visions du monde ou grands principes méta-éthique et, d’autre part, des solutions concrètes à des problèmes particuliers. Le consensus sur le principe ne préjuge point de l’accord sur la solution, car, comme on l’a vu, des prises de décisions différentes peuvent diverger à partir d’un même principe suivant la façon de juger d’une situation particulière. Inversement, des désaccords sur les principes n’empêchent pas de converger vers une solution commune dans un cas particulier.
La figure A montre schématiquement cette convergence à partir de visions du monde, ou de méta-valeurs différentes, vers des principes généraux que produit l’overlapping consensus, suivie de divergence quand il s’agit de les appliquer à des problèmes particuliers. La sous-détérmination des décisions par les motivations implique une convergence finale, si l’on peut dire, sur ce qui est accepté ou rejeté comme comportement ou pratique controversée dans une situation spécifique.
L’étape intermédiaire de l’accord sur des principes n’y est pas nécessaire, comme on peut le voir dans la figure B.
Chacun de ces deux cas figures présente aussi bien des pour que des contre. Le premier a l’avantage théorique de faire avancer le dialogue théorique en créant des notions communément acceptées, même si c’est à partir de raisons différentes. Au contraire, le second présente l’avantage pragmatique de favoriser des prises de décision communes. Au présent il faut remarquer, que ceci est particulièrement important dans un contexte dit «post-modern» de relativisme axiologique, où la compréhension des causes des comportements semblerait devoir prévenir tout jugement moral universellement acceptable sur ces comportements. Un exemple très emblématique de cette situation concerne le débat éthique sur les jugements de valeur que nous pouvons exprimer sur les actes de terrorisme. Est-ce que nous pouvons les condamner au nom de standards moraux considérés universels? Mais, sans un accord universel autour de tels standards, pouvons-nous prétendre de les condamner? Ne devons-nous pas nous borner à l’analyse des causes des ces actes terroristes et nous abstenir de les juger? Ce débat très controversé a été le sujet d’un symposium intitulé: «Can Relativists Condemn Terrorism?»[4]. Il est évident ici que répondre «non» à la demande, tandis que la réactions spontanée de la plupart est la condamnation du terrorisme, équivaut à dévaloriser l’attitude relativiste. Toutefois, on peut soutenir que la réponse est «oui», pas au nom de telle ou telle théorie méta-éthique, mais à partir de raisons de fait, à conditions de ne pas s’accrocher à un relativisme absolu qui au bout de compte finit pour se détruire lui-meme. Nous penchons plutôt pour un relativisme relatif, qui ne fait que reconnaître que des jugements plus ou moins différents, mais contraignants, sont portés par des individus ou des groupes sociales différents. Comme a bien remarqué Stanley Fish lors du symposium, c’est possible de condamner les terroristes, plutôt que de se limiter dans une aphasie morale, tout en réalisant que nos jugements moraux sont profondément conditionnés pas notre histoire et non visions particulières du monde. Donc, la sous-détermination des décisions par les motivations ainsi que le consensus par recouvrement permettent d’élargir la portée du jugement, même si sa valeur reste relative, car il est de fait que beaucoup d’histoires et de valeurs particulières différentes conduisent à condamner les terroristes, même si c’est à partir de convictions différentes et au terme de justification. Nous nous trouvons presque tous d’accord sur ce gendre de jugement. Mais il est aussi de fait que cet accord risque de voler en éclats, s’il doit se traduire par telle ou telle décision pratique opérationnelle.
La morale minimale de l’indignation
On a mentionné ci-dessus l’expérience emblématique des comités d’éthique dans les sociétés pluralistes en Europe. Mais, à l’échelle globale, on peut rappeler le cas des grands mouvement d’opinion, où un consensus très étendu s’établit autour d’un cœur moral qu’on appelle «humanitaire». Ce qui permane universel et permet de s’accorder sur le plan moral -compte tenu, bien entendu, de convergence d’intérêts qui font renoncer à la guerre- est alors l’invocation du bien ou du mal, au premier niveau, par l’expérience immédiate et le spectacle de la souffrance. Michael Ignatieff a parlé à cet égard de v«virtual war»[5]: nous, en tant que membres de l’espèce homo-videns, assistons à la souffrance d’autrui à travers les médias, et c’est ce qui déclenche un mouvement d’opinion auquel nous participons.
On a entendu désormais de plupart que c’est beaucoup plus facile de s’accorder sur ce que nous percevons comme le mal, le «négatif»[6], la souffrance, plutôt que sur le bien et nos représentations du bonheur. C’est pourquoi ces accords très larges reposent sur une éthique minimale, qu’ici nous pouvons appeler «morale de l’indignation», et qui nous semble le niveau le plus immédiat et le plus universellement accessible et acceptable. Il est, nous semble-t-il, plus facile de s’accorder sur cette éthique minimale de protection contre le mal et la douleur visible que sur une éthique plus compliquée d’accomplissement du bien ou de recherche du bonheur. Ainsi on peut dire que cette morale minimale de l’indignation devant de la souffrance la plus brutale est la plus immédiate et en conséquence celle qui est capable d’engendrer autour d’elle-même un large consensus.
Ça va sans dire qu’elle ne présente pas que des avantages: c’est une morale un peu infantile de l’hic et nunc, de la réaction émotive produite par l’image télévisuelle dans l’instant de sa perception, où une image chasse immédiatement l’autre, où celui qui souffre a a priori raison, même s’il a tort dans la longue durée. Mais cette morale minimale est quand même mieux que rien, car l’évitement de la souffrance, la sienne ou celle d’autrui, constitue au minimum un lieu de rencontre à partir duquel le dialogue peut se déclancher.
Mais la seule indignation ne suffit point, après coup, pour supprimer la souffrance. Certaines espèces de souffrances sont la conséquence du fait de maladie et plus en général d’autres maux infligés par la nature et ne peuvent être au mieux que partiellement réduites. On ne peut pas oublier un niveau plus complexe de l’éthique. Certains supporters de la non-violence ont plaidé le refus total de la violence humaine, délibérément provoquée, même en réponse à une autre violence humaine plus grave. Mais malheureusement il faut reconnaître que cela n’est pas toujours possible. Par fois s’abstenir de répondre à la violence par la violence peut entraîner une violence encore plus grande, en ce que rien ne vient plus la contrer. Au contraire, répondre systématiquement à la violence par la violence, comme dans le cas de la vengeance réparatrice, où chaque goutte de sang versée et l’honneur bafoué par une mort doivent être forcement réparés par une autre mort, ne peut qu’augmenter la violence. Ce n’est pas par hasard, comme a bien montré parmi d’autres le juriste italien Guido Rossi, que toute société essaie d’arrêter le cycle de la violence et de canaliser cette dernière en inventant des règles. Par exemple, la vengeance a été historiquement remplace par la peine infligée par un tribunal. Celle-ci, bien que moindre, répare l’honneur de la victime -individuelle ou collective- et rompt la chaîne potentiellement infinie de la violence. Nous voici devant un niveau plus complexe de l’éthique: une douleur peut être infligé pour éviter des douleurs plus grandes; ou bien un mal peut être accepté au présent pour éviter un mal plus grand dans l’avenir.
Toute fois il existe un niveau encore plus complexe: c’est le refus dans certaines sociétés démocratiques de la peine de mort. Un ordonnancement juridique qui prévoit la peine de mort est jugé et condamné car il implique la possibilité de tuer sous l’abri de la loi, au nom de la société soi disant civile, en revanche à un crime. Mais c’est difficile à nier que l’indignation ait joué un rôle décisif dans les réformes des codes pénaux qui ont opté, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, pour l’abolition de la peine de mort dans des nombreuses démocraties. La ‘télé-représentation’ des conditions concrètes de la mise à mort des condamnés engendre suivant un véritable effet d’indignation, dans un contexte social où l’on réalise de plus on plus que le mal présent infligé par la peine de mort n’est pas une force de dissuasion plus grande qu’une autre peine, moins irréversible. D’ailleurs, la prise de conscience de déterminismes de toutes sortes, psychosociales et biologiques, dans les comportements humains, contribue à rendre de plus en plus floue la distinction habituelle entre le criminel à punir et le malade à soigner. La morale de l’indignation si d’un côté tend à prendre en pitié le criminel victime de ses pulsions, de l’autre renforce l’indignation devant le spectacle difficilement soutenable de la mise à mort des condamnés.
Pour conclure, on peut dire que malgré cela ne suffise pas pour instituer une éthique et un droit universels, puisque, par exemple, même la plus grande démocratie n’a pas encore aboli la peine de mort dans tous ses États, cette attitude empirique et pragmatique conduit déjà à une espèce de nouvel universalisme de fait. Un accord pragmatique minimal peut être réalisé entre des peuples dont les références traditionnelles du bien et du mal sont loin d’être les mêmes. La Déclaration universelle des droits de l’homme du 1948 en est le meilleur exemple, peut être le seul. Il est désormais évident que des cultures très hétérogènes conçoivent les droits de façon très différente de ce qu’imaginaient les rédacteurs de cette déclaration, et d’autant plus de ceux de la déclaration française du citoyen. Ce qui montre que la quasi-totalité des peuples de la planète se sont mis d’accord malgré, ou plutôt grâce à ces malentendus. La condamnation de la torture après celle de l’esclavage et du racisme,la notion de crime contre l’humanité ou de biens communs peuvent être considérés comme autant d’acquis sur la voie d’une morale universelle, obtenus bien plus du fait de la mémoire des maux[7] historiquement infligés que par la seule force d’une morale dite naturelle, fondée sur une idée plus ou moins abstraite du Souverain Bien, que la Raison aurait réussi à imposer à tous. Bien entendu, cette démarche n’efface pas forcément l’univers philosophique, tel que, par exemple, celui des impératifs kantiens, mais cela en modifie l’origine.
Il ne s’agit plus nécessairement des maximes de la raison pratique découlant d’une image théorique de la liberté humaine qui s’imposerait à elle, mais de règle de comportement acceptées comme moyens minimaux de préserver des individus concrets, contre la douleur dans leur corps et leurs âmes.